Je vous suggère de poursuivre la quête des paradoxes de Gilbert K. Chesterton. A travers sa critique de bien de ses contemporains il s’attaque notamment à ce qu’il appelle le vice de la conception moderne du progrès intellectuel.
Le progrès intellectuel consiste selon lui à rompre les entraves, démolir les barrières et rejeter les dogmes. Un progrès intellectuel qui accoucha notamment du printemps de 1968 en France avec son « il est interdit d’interdire » !
Et notre ami n’hésite pas à affirmer que « s’il existe un phénomène de développement intellectuel, il doit signifier le développement de convictions de plus en plus nettes, de dogmes de plus en plus nombreux » !... et ailleurs "ce dont nous avons le plus besoin pour la pratique immédiate, ce sont des abstractions". Il ajoute que « l’esprit humain est une machine faite pour tirer des conclusions ; si elle n’y parvient pas, c’est qu’elle est rouillée » !
Voilà qui est dit, sans ambages ni retenue, de manière
claire et affirmative. Pas de place au doute !
Mais peut-on vraiment soutenir un tel point de vue alors
que notre monde s’enracine aujourd’hui dans la culture du doute, du chacun pour
soi, du subjectivisme ?
Gilbert K. Chesterton est à lui tout seul un défi au
progrès moderne. Son œuvre en est l’expression.
Et il s’explique ; tant il est vrai que l’expression
de la réaction la plus pure et la plus dure a besoin de se justifier face à la
doxa environnante.
« Il n’est guère possible de définir l’homme comme
étant un animal qui fait des outils. Les fourmis, les castors et bien d’autres
animaux font des outils, en ce sens qu’ils font un appareil. On pourrait
définir l’homme : un animal qui fait des dogmes. Alors qu’il empile doctrine
sur doctrine et conclusion sur conclusion pour édifier un formidable système de
philosophie et de religion, il devient vraiment, dans le seul sens légitime du
terme, de plus en plus humain. Quant au contraire, il rejette une à une ces
doctrines avec un scepticisme raffiné, quand il refuse d’être lié par aucun
système, quand il déclare qu’il a dépassé l’âge des définitions, quand il dit
qu’il ne croit plus à la finalité, quand, dans sa propre imagination, il s’installe
comme Dieu, observant toutes les formes de croyances sans en partager aucune,
alors par ce procédé même il retourne lentement à l’état vague des animaux
errants, à l’inconscience de l’herbe. Les arbres n’ont pas de dogmes. Les
navets sont singulièrement larges d’esprit. Donc, je le répète, s’il doit y
avoir un progrès intellectuel, ce doit être un progrès dans la construction d’une
philosophie définitive de la vie. Et cette philosophie doit être la vraie et
toutes les autres doivent être fausses ».
Et Gilbert K. Chesterton n’hésite pas à faire référence à
tous les auteurs qu’il a par ailleurs critiqués dans l’ouvrage dont est tirée
cette longue citation « hérétiques
» auxquels il reproche précisément d’avoir chacun des opinions affirmatives et
constructives qu’ils considèrent comme étant seules vraies. Ne le remarquons-nous
pas d’ailleurs dans les points de vue émis aujourd’hui par nos libéraux
progressistes ? N’y a-t-il pas beaucoup d’hypocrisie dans les prises de
position libérales qui cherchent en réalité à s’imposer comme étant vraies ?
Après avoir fait ce constat Gilbert K. Chesterton enfonce
le clou : « nul homme ne devrait écrire ni même parler, s’il n’est persuadé
qu’il est dans le vrai et l’autre dans l’erreur ».
Voilà qui nous amène une fois encore à la difficile
question de la recherche de la vérité et de son affirmation. Nous sommes tous
des chercheurs de vérité. Nous avons tous le droit de défendre nos points de
vue. Nous croyons légitimement qu’ils sont justes et vrais. Place au débat, à
la discussion, à la confrontation, à la recherche de ce qui est vrai. N’acceptons
plus ces faux-fuyants qui consistent à proclamer « chacun sa vérité » tout en
essayant d’imposer la sienne propre !
Est-il plus intolérant de rechercher la vérité ou d’imposer
son point de vue sans être certain qu’il soit vrai ?
Chesterton ne dit pas autre chose : « on peut avoir
des raisons de dire la vérité, d’éviter un scandale ; mais comment défendre l’homme
par qui le scandale arrive et qui ne dit pas la vérité » ?
L’analyse de Gilbert K. Chesterton est d’une très grande
subtilité:
D'abord à contre-pied: "Le fait même d'affirmer que certaines choses changent implique qu'il en est d'immuables"!
Puis plus frontalement: « Les vérités deviennent des dogmes dès l’instant qu’elles
sont contestées. Ainsi tout homme qui émet un doute formule une religion. Et le
scepticisme de notre époque ne décrit pas véritablement les croyances, il les
crée plutôt, il leur impose leurs limites, leurs formes précises et leur
relief. »
Et notre ami anglais insiste pour soutenir que tel est
précisément la voie de la liberté et d’un authentique libéralisme. Elle passe par
cette recherche. Nécessairement car " il est absurde d'affirmer que l'on défend avant tout la cause de la liberté quand on ne recourt à la libre-pensée que pour détruire le libre arbitre".
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