Avec « LA FRANCE CONTRE LES ROBOTS » Georges BERNANOS nous livre la quintessence de sa visionnaire réflexion. Comme l'écrit son préfacier Pierre-Louis Basse « ce livre file un sacré coup de vieux à Georges Orwell lui-même » !
C'est dans cet essai que l'on trouve la fameuse
phrase : « On ne comprend absolument rien à la civilisation
moderne si l'on n'admet pas d'abord qu'elle est une conspiration universelle
contre toute espèce de vie intérieure. Hélas ! La liberté n'est pourtant
qu'en vous, imbéciles ! ».
Le livre commence en fanfare : « Les régimes jadis
opposés par l'idéologie sont maintenant étroitement unis par la technique. (...)
Un monde gagné par la technique est perdu pour la liberté ».
Pourquoi ? Tout simplement parce que « Le progrès n'est plus dans
l'homme, il est dans la technique, dans le perfectionnement des méthodes capables
de permettre une utilisation chaque jour plus efficace du matériel humain ».
Pour comprendre en quoi Georges BERNANOS est un
visionnaire il faut lire la suite dans laquelle il explique ce qu'il met en
cause sous le vocable de machinerie : « Je ne parle pas de
l'invention des machines, je parle de leur multiplication prodigieuse, à quoi
rien ne semble devoir mettre fin, car la machinerie ne crée pas seulement les
machines, elle a aussi les moyens de créer artificiellement de nouveaux besoins
qui assureront la vente de nouvelles machines. Chacune de ces machines d'une
manière ou d'une autre, ajoute à la puissance matérielle de l'homme
c'est-à-dire à sa capacité dans le bien comme dans le mal. Devenant chaque jour
plus fort, plus redoutable, il serait nécessaire qu'il devint chaque jour
meilleur. Or, si effronté qu'il soit, aucun apologiste de la machinerie
n'oserait prétendre que la machinerie moralise. La seule machine qui
n'intéresse pas la machine, c'est la machine à dégoûter l'homme des machines,
c'est à dire d'une vie tout entière orientée par la notion de rendement,
d'efficience et finalement de profit ». Et ce fut écrit en janvier
1945 !
Notre auteur pose cette évidence qu'une « machine
fait indifféremment le bien ou le mal ». Dans ces conditions il
conviendrait que « à une machine plus parfaite - c'est-à-dire de
plus d'efficience - devrait correspondre une humanité plus raisonnable, plus
humaine... ». Voilà qui est loin d’être le cas comme le XX° siècle l’a
montré ; et le XXI° a bien mal débuté...
Et dénonçant l’irresponsabilité qui est la marque de ce
système il souligne ce trait qui glace le sang « ce qui me fait
précisément désespérer de l'avenir, c'est que l’écartèlement, l'écorchement, la
dilacération de plusieurs milliers d'innocents soit une besogne dont un
gentleman peut venir à bout sans salir ses manchettes, ni même son imagination ».
La civilisation des machines est la civilisation de la
quantité opposée à celle de la qualité.
Ce constat étant posé Georges BERNANOS s'attaque aux
imbéciles qu'il prend le soin de définir : « le cerveau de
l'imbécile n'est pas un cerveau vide, c'est un cerveau encombré où les idées fermentent
au lieu de s'assimiler, comme les résidus alimentaires dans un colon envahi par
les toxines. Lorsqu'on pense aux moyens à chaque fois plus puissants dont
dispose le système, un esprit ne peut évidemment rester libre qu’au prix d'un
effort continuel. Qui de nous peut se vanter de poursuivre cet effort jusqu'au
bout ? Qui de nous est sûr non seulement de résister à tous les slogans
mais aussi à la tentation d'opposer un slogan à un autre ? Et d'ailleurs
le système fait rarement sa propre apologie, les catastrophes se succèdent trop
vite. Il préfère imposer à ses victimes l'idée de sa nécessité ». Et
il ajoute : « l'intellectuel est si souvent un imbécile que nous
devrions toujours le tenir pour tel, jusqu'à ce qu'il nous ait prouvé le
contraire ».
Visionnaire encore lorsqu'il dénonce la puissance de
l'argent et de la spéculation derrière cette machinerie : « À en
croire les imbéciles, ce sont les savants qui ont fait le système. Le système
est le dernier mot de la science. Or le système n'est pas du tout l'œuvre des
savants, mais celle d'hommes avides qui l'ont créé pour ainsi dire sans
intention - au fur et à mesure des nécessités de leur négoce ».
Il met ensuite le doigt sur l’antihumanisme de ce système :
« Quand la société impose à l'homme des sacrifices supérieurs aux
services qu'elle lui rend, on a le droit de dire qu'elle cesse d'être humaine,
qu'elle n'est plus faite pour l'homme, mais contre l'homme ».
Il reproche encore aux imbéciles de s'imaginer que la
technique ne contrôlera que leur activité matérielle alors qu'elle « prétendra
tôt ou tard former des collaborateurs acquis corps et âme à son principe,
c'est-à-dire qui accepteront sans discussion inutile sa conception de l'ordre,
de la vie, ses raisons de vivre » ...
Visionnaire toujours lorsqu'il met en cause
l'appropriation dans nos démocraties du pouvoir par la technique impersonnelle: « Imbéciles !
chaque progrès de la technique vous éloigne un peu plus de la démocratie rêvée
jadis par les ouvriers idéalistes du faubourg-Saint-Antoine il ne faut vraiment
pas comprendre grand-chose aux faits politiques de ces dernières années pour
refuser encore d'admettre que le monde moderne a déjà résolu, au seul avantage
de la technique, le problème de la démocratie ».
Et pour finir il enfonce le clou, dénonçant la colère des
imbéciles qui ravage la Terre. La comparant à celle des huns ou des vandales
qui voulaient de l'or, du vin, des femmes ou de grandes chevauchées sous les
étoiles il critique celle des imbéciles qui ne savent pas ce qu'ils veulent.
Car « la civilisation des machines a besoin, sous peine de mort, d’écouler
les normes production de sa machinerie et elle utilise dans ce but des machines
à bourrer le crâne ». Et il dresse ce tableau hallucinant et caricatural : « Politiciens,
spéculateurs, gangsters, marchands, il ne s'agit que de faire vite, d'obtenir
le résultat immédiat, coûte que coûte, soit qu'il s'agisse de lancer une marque
de savon, ou de justifier une guerre, ou de négocier un emprunt de mille
milliards. Ainsi les bons esprits s'avilissent, les esprits moyens deviennent
imbéciles, et les imbéciles, le crâne bourré à éclater, la matière cérébrale
giclant par les yeux et par les oreilles, se jettent les uns sur les autres, en
hurlant de rage et d'épouvante. »
Et, finissant par là où il a commencé car « La
plus redoutable des machines est la machine à bourrer les crânes, à liquéfier
les cerveaux » : « Imbéciles ! Vous vous fichez
éperdument de la vie intérieure, mais c'est tout de même en elle et par elle
que se sont transmises jusqu'à nous des valeurs indispensables, sans quoi la
liberté ne serait qu'un mot ». Car « dans la lutte plus ou
moins sournoise contre la vie intérieure la civilisation des machines ne
s'inspire, directement du moins, d'aucun plan idéologique, elle défend son
principe essentiel, qui est celui de la primauté de l'action ». Et
nous sommes-nous pas tous dans l'action permanente ?
Et BERNANOS de souligner que si notre espèce finit par
disparaître un jour ce ne sera du fait « ni de la cruauté ni de la
vengeance mais bien plutôt de la docilité, de l'irresponsabilité de l'homme
moderne, de son abjecte complaisance à toute volonté du collectif ».
Chacun se retranche derrière une lame de fond collective contre laquelle il
pense n'avoir aucun pouvoir... La même que celle du totalitarisme auquel on ne
peut s’opposer qu’au niveau individuel en refusant le mensonge...
Ainsi donc notre auteur fut-il capable de décrire avec
une précision remarquable la situation dans laquelle nous nous trouvons
aujourd'hui 80 ans plus tard...
Au-delà de ce constat visionnaire sa colère soulève une
interrogation fondamentale par rapport à l'évolution du pouvoir colossal de la
technique et d'une intelligence artificielle qui n'existait à l'époque encore
que dans les phantasmes ou l'imagination de certains écrivains de
science-fiction, le concept n'ayant pas encore été inventé. La question posée est
celle de savoir si nous devons être complices de l'évolution du système
technique - ce bluff technologique et ce système techniciste qui furent ensuite
analysés par Jacques ELLUL - voire même nous en servir, au risque de sombrer
dans la servitude au risque d’être ces « imbéciles » que Georges BERNANOS identifie
à tous les citoyens aveuglés par les promesses des machines qui « bourrent
le crâne » et « liquéfient les cerveaux » et ne se rendent pas
compte du « caractère réellement démoniaque de cette énorme entreprise
d’abêtissement universel, où l’on voit collaborer les intérêts les plus divers,
des plus abjects aux plus élevés ».
Il nous prévient : « Obéissance et
irresponsabilité, voilà les deux Mots Magiques qui ouvriront demain le Paradis
de la civilisation des Machines. » L'usager de l'intelligence artificielle
peut-il ne pas se cantonner dans l'obéissance et ne pas renoncer à sa
responsabilité ? La perte de tout pouvoir au profit des puissances
spéculatives est-elle irréversible ? Toute vie intérieure est-elle
réellement impossible dans l'univers gouverné par l'intelligence
artificielle ? Sera-t-elle irrémédiablement marquée du sceau de
l'anormalité et exclue de la civilisation et du fonctionnement de la
société ?
Beaucoup débattent aujourd'hui des dangers inhérents à
ces progrès sidérants. Le livre de Georges BERNANOS est Dieu merci évoqué de
plus en plus fréquemment mais il n'est pas réellement au cœur des réflexions.
Il doit l'être. Dès lors, n'est-ce pas fondamentalement le principe même de
l'intelligence artificielle qui sera en procès ?
Il me vient à l’esprit un slogan en lisant ton billet Bernard : « En marche »…
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