Le sentimentalisme semble devoir faire perdre la raison au monde politique.
Nous avons pris l'habitude de privilégier l'expression des sentiments au détriment de l'analyse des réalités factuelles. L'insécurité hier, la submersion aujourd'hui : nous ressentons au lieu de comprendre. Toutefois la mission essentielle de l'État et du politique n'est pas de sonder les reins et les cœurs, ni d'évaluer la sincérité des émotions collectives, mais bien de résoudre les problèmes et de garantir aux citoyens un cadre de vie en paix, en sécurité et dans la justice.
François Bayrou a récemment évoqué le "sentiment
de submersion". Or, cette référence au sentiment est porteur d’une
ambiguïté profonde : les citoyens peuvent-ils être trompés par leurs
perceptions ? Peuvent-ils éprouver un sentiment sans fondement réel, comme
l’affirmait jadis un ministre de la Justice à propos du sentiment d’insécurité
? À travers cet usage du ressenti, le débat se déplace : il ne s'agit plus de
savoir si la "submersion" est un phénomène avéré, mais plutôt si elle
est ressentie comme telle. Cette distinction est essentielle, car elle permet
d'esquiver une prise de position ferme sur la réalité d'un phénomène et de justifier
l’indécision politique.
Le recours au ressenti en politique trahit
plusieurs travers contemporains que je voudrais analyser à l’aune de la
tradition réaliste de la politique.
Il est d’abord le reflet d'un manque de courage de la
classe politique, qui préfère s'abriter derrière les émotions populaires plutôt
que d'assumer une position claire. François Bayrou lui-même illustre cette
contradiction : il y a trente ans, avec Bernard Stasi, il considérait
l'immigration comme une chance pour la France. Ne pouvant renier frontalement
son passé, il choisit aujourd’hui d’adopter une posture intermédiaire en
invoquant le "ressenti" de ses concitoyens. Face à lui, à l’inverse
et de manière significative Jean-Luc Mélenchon assume la réalité du grand
remplacement, même si c’est au nom de son idéologie. Sommes-nous à fronts
renversés ? Ou plutôt les hommes de pouvoir n’entrent-ils pas au fond dans le jeu
dialectique de ceux qui ne cachent pas leur volonté de substituer une autre France
à celle à laquelle les Français sont malgré tout attachés et dont ils ont
besoin ?
Cette domination du sentiment dans le discours politique témoigne ensuite d’une fuite devant le réel, voire d’un déni du réel, qu’il faut approfondir en allant puiser à la source de l'histoire politique extérieure à la doxa démocratique en tant qu'elle consiste à ne pas accepter d'autre loi que celle établie par la majorité.
Dans Le Prince, Machiavel rappelait que "celui qui délaisse ce qui est fait pour ce qui devrait être fait apprend plutôt à se perdre qu’à se sauver". En politisant les impressions plutôt qu'en s'appuyant sur des faits objectifs, les gouvernants modernes s’enferment dans une idéologie fluctuante, soumise aux humeurs de l’opinion publique.
Cette dérive trouve un écho dans la critique que
Gustave Le Bon faisait des foules dans Psychologie
des foules : "Les foules ne sauraient être guidées par la
raison. Elles ne sont accessibles qu'aux sentiments excessifs". Il
soulignait également que "les masses ont soif d'illusions ; elles ne
veulent pas de vérités". Ces observations illustrent comment le
sentimentalisme politique conduit à une manipulation de l’opinion, les
gouvernants cherchant avant tout à flatter l’émotion collective plutôt qu’à
affronter la réalité typique de notre époque et dont nous assistons à l’acmé.
Hannah Arendt, dans La crise de la culture, analysait comment la modernité avait progressivement glissé vers une primauté du subjectif sur l’objectif, avec un affaiblissement du discernement rationnel. Elle écrivait : "La persistance des opinions est souvent due à la paresse ou à la peur, mais ce qui est plus grave, c’est qu’elle rend impossible l’émergence de la vérité". Cette tendance est renforcée par une médiatisation omniprésente qui amplifie l’émotion et relativise les faits, rendant ainsi le débat public plus vulnérable aux manipulations idéologiques.
L'approche actuelle illustrée par les propos polémiques de notre premier ministre contraste radicalement avec la pensée politique traditionnelle de la France incarnée par Richelieu et Louis XIV à laquelle il est intéressant de se référer. Dans son Testament, le Roi-Soleil insistait sur la nécessité pour un souverain de gouverner avec autorité, en s’appuyant sur la raison d’État et non sur des affects passagers. Il écrivait à l’intention du Dauphin : "Ne souffrez pas que vos ministres vous donnent des avis par des impressions de crainte ou d’espérance : qu’ils n’aient d’autre règle que votre gloire et le bien de votre État". De même, Richelieu, dans son Testament politique, prônait une centralisation du pouvoir et un État fort, affranchi des fluctuations de l’opinion publique. Il affirmait ainsi : "Il faut considérer que la politique est une science qui ne souffre point d’approximation : gouverner, c’est prévoir, et celui qui se laisse guider par les émotions populaires n’aura jamais de prise véritable sur l’avenir". Pour ces hommes d’État, le politique ne devait pas se laisser gouverner par les impressions populaires, mais devait au contraire imposer une direction claire, fondée sur l’intérêt supérieur du royaume et de son peuple ; ce dont nous sommes dorénavant très loin.
Cette idée d’un pouvoir stable, guidé par des principes et non par des émotions, se retrouve dans la pensée de Charles Maurras, auteur stigmatisé et décrié mais à qui l’histoire rendra un jour justice de s’être engagé en 1940 derrière le Maréchal Pétain non pas pour soutenir l’idéologie nazie mais pour sauver ce qui pouvait encore l’être selon lui de la politique nationale, même si cet engagement fut noyé ensuite dans une accusation d’intelligence avec l’ennemi qui nonobstant les erreurs du vieux maître procède d’une méconnaissance de sa pensée politique profonde. Défenseur du nationalisme intégral et de l’idée d’une monarchie restaurée, Maurras dénonçait l’instabilité démocratique et le règne des passions comme des obstacles à l’ordre et à la continuité politique. Il écrivait dans Enquête sur la monarchie : "La démocratie, c'est le chaos organisé des instincts et des volontés contraires ; la monarchie, c'est l'harmonie ordonnée par une intelligence supérieure". Selon lui, la politique devait s’appuyer sur une vision organique et hiérarchisée de la nation, où les décisions sont prises en fonction du bien commun et non sous la pression immédiate de l’opinion. Notre exact inverse.
Le déracinement du politique hors du réel s’inscrit dans une dérive plus large, dénoncée par Saint Pie IX. Dans le Syllabus auquel Maurras se référa Il condamnait la confusion entre vérité et opinion et dénonçait l’idée que "le peuple peut, par lui-même, sans autorité supérieure, discerner la vérité du faux". Cette critique du modernisme s’applique directement à la politique contemporaine, où l’émotion et le ressenti ont pris le pas sur les principes de gouvernance solides et réfléchis. Le modernisme est en effet une dissolution des principes traditionnels au profit d’un relativisme exacerbé. Il y est critiqué en ce qu’il dissout les vérités objectives et favorise une vision évolutive et subjective du monde qui ne rend pas compte du réel.
Simone Weil, qui n’est pas suspecte de complicité avec le nazisme, insistait dans L’Enracinement sur le besoin vital d’un ordre politique et social fondé sur des principes immuables et sur un enracinement dans une réalité tangible : "L’enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine". Cette idée souligne la nécessité pour le politique de s’ancrer dans des valeurs et des réalités objectives plutôt que de se laisser emporter par les impressions changeantes de l’opinion.
Gustave Thibon, dans Retour au réel, dénonçait également cette fuite dans l’illusion et l’émotion, affirmant que "le monde moderne souffre d’un excès de subjectivité qui le détourne du réel". Selon lui, cette dérive mène à une déconnexion entre l’action politique et la nature profonde de l’homme et de la société.
Toutes ces références dont l'anachronisme interdit de les appliquer avec un vulgaire "copier-coller" ont le mérite de souligner l'incohérence du déni du réel de nos politiques contemporains à laquelle nous a conduit l'acmé de l'idéologie démocratique.
Enfin, ce glissement vers le sentimentalisme a une
conséquence directe : la réduction du débat politique à un affrontement
d’impressions. En refusant de nommer clairement la réalité, les gouvernants
alimentent un cercle vicieux où les uns et les autres se renvoient des
ressentis opposés sans possibilité de trancher rationnellement. D’un côté, ceux
qui dénoncent un phénomène se voient reprocher d’exploiter une émotion
collective ; de l’autre, ceux qui nient le phénomène se retranchent derrière
leur propre perception, tout aussi subjective.
Ainsi, en lieu et place d’un débat politique fondé sur
des analyses objectives et des décisions assumées, nous assistons à une mise en
scène où chacun semble se complaire dans un jeu de rôle. Le recours au
sentiment, au lieu d’éclairer la vérité, brouille le discours et plonge la vie
publique dans un relativisme où tout se vaut et où le réel n’est plus qu’un
enjeu secondaire.
La politique, au sens noble du terme, se dissout alors
dans un théâtre d’opinions mouvantes, déconnectées des responsabilités qu’elle
implique. Puissions-nous en retrouver le chemin…
Semper idem !
Et si on acceptait tout simplement de 'voir' et d'admettre que ce sont "les forces du Mal /Satan" qui inspirent un certain nombre de criminels et traîtres qui veulent délibérément NUIRE au pays de toutes les façons possibles, le détournement des mots et leur utilisation perverse étant l'un de ces premiers moyens : "extrême-droite" qui ne rime à rien, "droit d'avorter" comme si un meurtre pouvait être un "droit" et pas une simple exception de la Loi (comme la légitime défense). Et refuser de voir (comme tous les commentateurs critiques, Bercoff, Praud &co) que la gauche EST "par essence intrinsèquement perverse" (Pie XI, 1937), et qu'il n'y a RIEN de positif à en attendre...?? Il y faut juste un peu de lucidité, d'intelligence, de courage... l'exact contraire de la #ServitudeVolontaire si bien décrite par #LaBoétie1548. Point-barre.
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