vendredi 17 février 2012

CULTURE GENERALE, INCULTURE ET PENSEE

La suppression de l'épreuve de culture générale à SCIENCES POLITIQUES fait couler beaucoup d'encre. Élisabeth Lévy s’emporte [1]. Comme un malheur ne vient jamais seul, la polémique nait à propos de la réaction désabusée de Pierre Bénichou après son cours dans cette prestigieuse enceinte [2]. Chantal Delsol et Jean-François Mattei, dont on ne peut pas négliger le point de vue, dénoncent une régression et l'inculture générale régnant au sein de cette grande école supérieure française en sciences humaines [3].

Plutôt  que de s'alarmer je me demande pour ma part s'il ne faudrait pas se réjouir! Ne s'agirait-il pas d'une bonne nouvelle au royaume de la novlangue ? Cela fait longtemps que je me pose la question de l'utilité et de la pertinence des épreuves de culture générale. Elles avaient un mérite, peut-être le seul…, celui de permettre aux futurs édiles de la Nation de se frotter à ce qu'il y avait eu d'élevé et de grand dans la littérature, la philosophie, l’histoire, l'art, la religion, dans tout ce qui avait fait cette civilisation dont nous nous demandons aujourd'hui si elle est supérieure ou inférieure aux autres, mais dont nous avons oublié qu'elle forge notre identité…

Il y a une forme de snobisme et de suffisance dans cette aptitude à jongler avec les citations, les références, pour paraître. Il s'agit d'un vernis, rien que d'un vernis ; pur produit d'un système bourgeois fondé sur l'approche quantitative et technique du savoir.  Car la réussite y passe avant tout par la maîtrise d'une technique, comme dans les épreuves de note de synthèse substituées à celle de culture générale dans beaucoup de concours. On est passé du domaine de l’être à celui de l'avoir, du modèle de l'humaniste à celui du technicien.

A l'inverse, et c'est un vrai contraste, on constate le développement dans beaucoup de quartiers défavorisés des expériences où l'on propose à des jeunes de participer à des équipes de représentations théâtrales. Ils jouent des rôles de grandes pièces classiques de notre patrimoine. Les réactions et les effets sont étonnants, encourageants, révélateurs. [4]

La culture nourrit la pensée. Elle structure la personne. Les approches techniques, superficielles et quantitatives de la culture dite générale tournent le dos aux exigences de la formation de la pensée. Apprendre à penser, ce n'est pas savoir "qui a dit quoi", c’est avoir lu, s'être imprégné, avoir compris, être capable d’utiliser ce qu’on a lu, appris et travaillé… Ainsi celui qui, sans avoir le niveau d'un étudiant capable de réussir le concours d'entrée à Sciences-po, récite une pièce entière de Racine ou d'Anouilh en retirera nécessairement un supplément d'être qui le mettra au-dessus d'une bête à concours, bardée de diplômes et de citations… En ré-empruntant ces chemins modestes mais profonds nous éviterions d'avoir un candidat à la présidence de la République qui croie citer le grand Shakespeare alors qu'il cite en réalité un obscur journaliste du même nom..., ou encore d'entendre des avocats mélanger les références culturelles à l'occasion de leurs plaidoiries dont le sens humain n'est plus le fil conducteur.

Dans son livre original et décapant « l'éloge du carburateur » Matthew Crawford donne de nombreux exemples de cette dérive [5]. Quand l'unique objectif de l'éducation devient la production de diplômes plutôt que la promotion du savoir le système d'enseignement trahit la motivation identifiée par Aristote : « tous les hommes désirent naturellement savoir ». Et c'est ainsi que selon lui on aboutit à une véritable indifférence intellectuelle chez les étudiants.

Le rôle essentiel de la pensée fut souligné par Anna Arendt : « l'absence de penser est un fléau qui déshumanise l'individu, lequel peut alors être aisément manipulé à des fins désastreuses » ; c'est exactement ce qui a été romancé par George Orwell dans « 1984 », ce grand livre prémonitoire sur la manipulation de l'homme par le pouvoir. Car pour résister il faut penser, savoir penser.

Pourquoi allons-nous ainsi collectivement dans des voies sans issue, de manière irréversible et inconsciente ? Il y a un véritable engrenage dans l'évolution de nos sociétés contemporaines, celui de l'asservissement, de l'esclavage, de la soumission, du laisser-aller, de la facilité.

La pensée passe par une culture incarnée, ingérée, digérée, assumée, vécue. Des citations, des résumés, des extraits « pompés » sur le Net ne suffisent pas ! Ils sont comme emplâtres sur jambe de bois! Il faut redonner goût de la lecture qui disparaît à une vitesse exponentielle [6]. Il faut apprendre des vers. Il faut faire renaître le désir de la fréquentation des grands auteurs et des grands penseurs. Il faut refaire des liens, identifier les solidarités naturelles et de pensée. Il faut se chercher des maîtres à penser.

Alors oui, réjouissons-nous! A bas la culture générale et ses champions! Vive la pensée débarrassée des artifices et des techniques de confection! Vive les cafés littéraires ou philosophiques! Vive les théâtres amateurs, lycéens ou universitaires! Vive le débat! Vive l'argument! Vive la modestie et l'humilité! Vive l'intelligence  cultivée des humanités de demain! ...si nous voulons nous en donner la peine en nageant à contre-courant. Voilà encore un grain de sable à mettre dans les rouages...




[1] http://www.causeur.fr/revolution-culturelle-a-sciences-po,14655
 [2]Le Nouvel Observateur : Adieu, Sciences-Po !  Ou la suppression de l’épreuve de culture générale du concours d’entrée vu par Pierre Bénichou ; p. 92-93 ; 12/01/12
[3] http://www.mouvementdesetudiants.fr/IMG/pdf/Tribune_Delsol-Mattei_FIGARO_4-01-2012_.pdf
[4] un exemple parmi tant d'autres : http://www.operationmetis.com/Presse/Le%20Monde.pdf
[5] http://www.amazon.fr/Eloge-carburateur-Essai-valeur-travail/dp/2707160067
[6] http://www.marianne2.fr/Culture-pour-tous-marche-arriere-toute-_a215295.html

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