dimanche 11 avril 2021

JACQUES JULLIARD ENCORE TRIBUTAIRE DE LA DOXA DEMOCRATIQUE ...

Certaines thématiques sont récurrentes. Les droits de l’homme et l’idéologie du « droit de l’hommisme ». La droite et la gauche. La République et la démocratie… Après avoir constaté la démonétisation du clivage droite gauche[1], Jacques Julliard, qui nous éclaire régulièrement sur la situation politique de la France, regrette dans un récent article que le lien pour lui indissociable entre les droits de l’homme et la démocratie ait été rompu[2]. Toutefois, encore tributaire de la doxa démocratique, il s'arrête en chemin en réduisant le bien commun au seul intérêt général


Notre éditorialiste écrit que le champ des droits a été déconnecté de celui de la démocratie, comme de celui du droit naturel, pour être élargi à l’infini et déboucher sur une judiciarisation à l’américaine qui pourrait aboutir à une véritable "décivilisation". Comment ne pas souscrire à son analyse en ce qu’elle se réfère au principe d’illimitation de Jean-Claude Michea et surtout au discours de Soljenitsyne à Harvard en 1974 dans lequel ce dernier faisait référence au fait qu’une civilisation est fragilisée dès lors qu’elle n’est plus soutenue que par des « béquilles juridiques » ? Comment ne pas souscrire au rejet du système de gouvernement des juges qui s’installe ?

Mais en bon républicain de gauche qui ne renie pas ses origines Jacques Julliard affirme ensuite que « les droits de l’homme ont été fondés sous la révolution française à partir du principe d’universalité humaine, hérité du christianisme et sécularisé par les lumières du XVIIIe siècle ». Pour lui nous assisterions à un dévoiement de l’humanisme universaliste et à une substitution de la tyrannie des minorités activistes à la souveraineté du peuple. Encore d’accord sur le constat... Mais quid de la cause ? Est-elle vraiment dans la rupture du lien entre ces droits élargis et la démocratie ?

Ne commet-t-il pas une erreur en postulant avec la doxa environnante qu’il dénonce pourtant par ailleurs, que les normes, les lois et le droit peuvent être réécrits dès lors qu’ils le sont démocratiquement et dans le cadre républicain ? La légitimité réside-t-elle dans la toute-puissance démocratique ?

Jacques Julliard propose une alternative en se référant à la notion d’intérêt général. Pourquoi pas ? Sauf qu’il la confond avec le bien commun avec une référence commune et réductrice à Jean-Jacques Rousseau et à Saint Thomas d’Aquin. Déjà son article sur la droite à gauche contenait cette confusion entre l’origine chrétienne et les lumières comme principe de l’universalité humaine. Or elles n’ont rien de commun…

Et pourtant Jacques Julliard écrit quand même : « Si de très grands esprits dans l’ordre politique comme Jean-Jacques Rousseau et Simone Weil se sont toujours prononcés, au risque de passer pour des antilibéraux, contre l’existence même des partis politiques, c’est qu’ils voient en eux les ennemis naturels du bien commun. »

Oui ! Mais alors, arrivé à ce stade du raisonnement pourquoi s’accroche-t-il à la rupture avec la démocratie ? Pourquoi ne se réfère-t-il pas plus concrètement au bien commun ? Son attachement à la gauche dont il est issu et à laquelle il croit par générosité pour des raisons qu’il n’est pas ici question de critiquer ni de contester, lui fait perdre de vue qu’il ne peut pas s’agir d’une notion fondatrice d’une bonne politique, pas plus que celle de droite…. Il est aveuglé par le fait qu’il ne pourrait pas y avoir de bonne politique sans une légitimité démocratique. Pour tout démocrate moderne la démocratie est tout, de la même manière que la révolution est tout pour le révolutionnaire… C’est ainsi qu’après avoir identifié le critère essentiel du bien commun il commet l’erreur de l’identifier avec l’intérêt général, de le réduire à ce dernier…

Car si la démocratie est un régime politique de référence le critère d’une bonne politique est ailleurs : dans la recherche du bien commun.

En effet, si aujourd’hui le clivage droite-gauche a perdu son sens, si les droits de l’homme ont été vidés de leur contenu -dérives dont notre éditorialiste s’alarme à bon escient - c’est précisément parce que la politique s’est fondée sur les notions de droite et de gauche et de droits de l’homme en les chargeant de l’idéologie démocratique ; c’est parce qu’elle s’est affranchie du bien commun comme Simone Weil l’avait dénoncé dans sa critique des partis politiques.

La politique moderne a fait de l’idéal démocratique son alpha et son oméga, son panthéon. Et elle a substitué l’intérêt général au bien commun. Jacques Julliard passe à côté de la cause des phénomènes qu’il dénonce en confondant ces notions et en se soumettant au diktat idéologique issu des Lumières.

Je m’explique. Il faut approfondir ces deux notions d’intérêt général et de bien commun et les distinguer. Comment pouvons-nous définir ces notions apparemment voisines ? Je ferai deux citations.

« En adoptant la fiction du « contrat social » comme fondement de notre vie en société, nous avons été amenés à remiser le bien commun dans un placard ; à lui substituer l’intérêt général, entendu comme intérêt du corps social entier, susceptible de s’opposer aux intérêts individuels. Il n’est plus désormais question de bien, mais d’intérêt, celui de chacun et celui du tout, que l’État détermine. Nous avons été amenés à accepter que l’intérêt général, substitué au bien commun, ne puisse avoir d’autre contenu que celui défini par les détenteurs du pouvoir de l’État, à travers la loi, censée exprimer la volonté générale – et au risque, si les représentants de l’État le jugent bon, de laisser se perpétrer des atteintes aux droits de la personne.

Aucune limite aujourd’hui n’est fixée aux représentants de l’État, éphémères silhouettes portées par des minorités – et placées sous l’influence des plus puissants groupes de pression – lorsqu’ils s’emploient à définir le contenu de l’intérêt général et à l’imposer au corps social entier ».[3]

La deuxième :

« Les différences sont évidentes. La notion d’intérêt général est une notion forgée par une institution publique, un juge, le Conseil d’État. Ce n’est pas quelque chose qui aurait été extérieur et aurait été imposé au juge, mais une finalité dégagée au fur et à mesure des affaires portées devant lui de manière très pragmatique. L’intérêt général est donc une notion avant tout juridique, d’origine jurisprudentielle : le législateur n’a fait que reprendre dans les lois adoptées la formulation du juge, sans chercher à définir (et cela vaut peut-être mieux …) l’intérêt général.

L’objectif poursuivi n’est pas le même. Le Bien commun est, nous l’avons vu, ce vers quoi tend par sa nature la personne humaine, et il en est de même des sociétés. L’intérêt général n’a jamais eu une telle ambition, il est destiné à cantonner l’action du pouvoir et plus particulièrement de l’administration qui en est l’expression concrète. Et il en résulte que l’intérêt général n’est jamais une notion abstraite, le juge intervient toujours en fonction des affaires qui lui sont soumises. Ce n’est pas toujours nécessairement au cas par cas, ce à quoi l’on a réduit et caricaturé l’action du juge administratif, mais c’est toujours in concreto. C’est la doctrine (les professeurs de droit) qui, ensuite, tentent tant bien que mal de discerner une cohérence de toute cette jurisprudence et d’en tirer des théories (les « faiseurs de systèmes ») ».[4]

La notion d’intérêt général est d’ordre juridique. Elle ne peut se confondre avec le bien commun qui est politique et philosophique. C’est Aristote, repris par saint Thomas d’Aquin qui a défini cette notion ; ce dernier affirmant que « le bien particulier est ordonné au bien commun comme à sa fin : car l’être de la partie est pour l’être du tout. D’où il suit que le bien de la nation est plus divin que le bien d’un seul homme ».

De cela découle qu’il y a des lois auxquelles on ne peut pas déroger et qui précisément constituent l’architecture de cette hiérarchisation entre le bien particulier et le bien commun. Des lois qui permettent de comprendre comment faire vivre l’intérêt particulier grâce au bien commun.

Ainsi conçu, le bien commun est incompatible avec l’idée fondatrice du contrat social et de notre République telle qu’elle est issue des lumières, selon laquelle le peuple souverain pourrait détricoter à loisir et inventer les lois qu’il estime nécessaires à la vie en commun qui ne sont en réalité que l’expression de cette tyrannie que dénonce Jacques Julliard.

Il est évident que s’en tenir à la notion d’intérêt général qui n’intègre pas la notion directrice de bien commun a pour conséquence d’affranchir la politique du nécessaire respect des lois dites naturelles qui sont celles du fonctionnement de la société et de son organisation. Et cette erreur fait tomber dans le piège dénoncé pourtant à juste titre par Jacques Julliard lui-même, à savoir se référer à une notion juridique soumise au diktat du gouvernement des juges.

Comment se plaindre de la dissolution du concept originaire des droits de l’homme dans cette explosion de revendications à laquelle nous assistons aujourd’hui si l’on fonde la légitimité de l’organisation politique sur une notion qui est elle-même soumise au pouvoir de la majorité et à l’arbitraire d’une définition purement juridique ? Plutôt que de dénoncer la rupture entre les droits de l’homme et l     a démocratie ne faut-il pas mettre en cause celle entre la démocratie et le bien commun ?

La référence au bien commun aboutit à une conception des devoirs du citoyen et non pas de ses droits fondamentaux sans pour autant que ces derniers soient oubliés ni abandonnés. Mais ils ne peuvent être fondateurs. Seuls les devoirs peuvent l’être en ce qu’ils permettent la structuration de l’organisation sociale et politique à travers la notion du bien commun et la soumission du bien particulier au bien commun ; car le bien particulier a besoin d’être soumis au bien commun pour exister. Les devoirs priment sur les droits.

La cause de nos confusions est la rupture avec le bien commun et non pas celle avec la démocratie…

Dans son livre la demeure des hommes[5] Paul-François SCHIRA nous propose d’habiter le bien commun. Cette notion est très juste. Elle procède de l’appropriation et de la soumission. Car le nous commun est effectivement une demeure ; le lieu de vie de chaque citoyen. Qui dit lieu de vie, qui dit demeure, évoque la notion de contraintes et d’obligations en même temps que celle des droits. Telle est la réponse à la rupture anthropologique de l’art politique contemporain.



[1] https://www.lefigaro.fr/vox/societe/jacques-julliard-par-dela-gauche-et-droite-l-interet-general-20210228

[2] https://www.lefigaro.fr/vox/societe/jacques-julliard-les-droits-de-l-homme-contre-la-democratie-20210405

[3] https://www.france-catholique.fr/Interet-general-ou-bien-commun.html

[4] https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-portalis-2017-1-page-33.htm

[5] https://www.tallandier.com/livre/la-demeure-des-hommes/

1 commentaire:

  1. Cher Bernard, sans doute la référence à la révolution de 89 est aux Lumières est-elle une facilité bien arrangeante, voire une erreur criante permettant aux partisans de la démocratie de demeurer dans leur modèle...
    Pour ma part, je crois que ce qui manque dans cette tribune pro-démocratie, c’est une clé de voûte : celle de la dignité de la personne humaine et de son caractère sacré, qui constitue la garantie suprême de l’inscription du Droit dans un cadre protecteur du bien commun, en prenant dès lors comme références le Bien et le Mal.
    Or Jacques Julliard est sans doute comme le professeur Delfraissy, qui, selon ses propres dires, ne croit pas à ces notions, ou qui considère qu’elles sont évolutives dans le cadre restreint de l’intérêt commun.
    C’est faire peu de cas de la transcendance de la Morale, voire de l’éthique... Et c’est malheureusement un processus irréversible dont témoigne la réalité de l’évolution de la loi commune.

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