Certaines thématiques sont récurrentes. Les droits de l’homme et l’idéologie du « droit de l’hommisme ». La droite et la gauche. La République et la démocratie… Après avoir constaté la démonétisation du clivage droite gauche[1], Jacques Julliard, qui nous éclaire régulièrement sur la situation politique de la France, regrette dans un récent article que le lien pour lui indissociable entre les droits de l’homme et la démocratie ait été rompu[2]. Toutefois, encore tributaire de la doxa démocratique, il s'arrête en chemin en réduisant le bien commun au seul intérêt général…
Notre éditorialiste écrit que le champ des droits a été déconnecté de
celui de la démocratie, comme de celui du droit naturel, pour être élargi à l’infini
et déboucher sur une judiciarisation à l’américaine qui pourrait aboutir à une
véritable "décivilisation". Comment ne pas souscrire à son analyse en ce qu’elle
se réfère au principe d’illimitation de Jean-Claude Michea et surtout au
discours de Soljenitsyne à Harvard en 1974 dans lequel ce dernier faisait
référence au fait qu’une civilisation est fragilisée dès lors qu’elle n’est
plus soutenue que par des « béquilles juridiques » ? Comment ne
pas souscrire au rejet du système de gouvernement des juges qui s’installe ?
Mais en bon républicain de gauche qui ne renie pas ses
origines Jacques Julliard affirme ensuite que « les droits de l’homme ont
été fondés sous la révolution française à partir du principe d’universalité
humaine, hérité du christianisme et sécularisé par les lumières du XVIIIe
siècle ». Pour lui nous assisterions à un dévoiement de l’humanisme
universaliste et à une substitution de la tyrannie des minorités activistes à
la souveraineté du peuple. Encore d’accord sur le constat... Mais quid de la
cause ? Est-elle vraiment dans la rupture du lien entre ces droits élargis
et la démocratie ?
Ne commet-t-il pas une erreur en postulant avec la doxa
environnante qu’il dénonce pourtant par ailleurs, que les normes, les lois et
le droit peuvent être réécrits dès lors qu’ils le sont démocratiquement et dans
le cadre républicain ? La légitimité réside-t-elle dans la toute-puissance
démocratique ?
Jacques Julliard propose une alternative en se référant à
la notion d’intérêt général. Pourquoi pas ? Sauf qu’il la confond avec le
bien commun avec une référence commune et réductrice à Jean-Jacques Rousseau et
à Saint Thomas d’Aquin. Déjà son article sur la droite à gauche contenait cette
confusion entre l’origine chrétienne et les lumières comme principe de l’universalité
humaine. Or elles n’ont rien de commun…
Et pourtant Jacques Julliard écrit quand même : « Si
de très grands esprits dans l’ordre politique comme Jean-Jacques Rousseau et Simone
Weil se sont toujours prononcés, au risque de passer pour des antilibéraux, contre
l’existence même des partis politiques, c’est qu’ils voient en eux les ennemis naturels
du bien commun. »
Oui ! Mais alors, arrivé à ce stade du raisonnement
pourquoi s’accroche-t-il à la rupture avec la démocratie ? Pourquoi ne se
réfère-t-il pas plus concrètement au bien commun ? Son attachement à la
gauche dont il est issu et à laquelle il croit par générosité pour des raisons
qu’il n’est pas ici question de critiquer ni de contester, lui fait perdre de
vue qu’il ne peut pas s’agir d’une notion fondatrice d’une bonne politique, pas
plus que celle de droite…. Il est aveuglé par le fait qu’il ne pourrait pas y
avoir de bonne politique sans une légitimité démocratique. Pour tout démocrate
moderne la démocratie est tout, de la même manière que la révolution est tout
pour le révolutionnaire… C’est ainsi qu’après avoir identifié le critère
essentiel du bien commun il commet l’erreur de l’identifier avec l’intérêt
général, de le réduire à ce dernier…
Car si la démocratie est un régime politique de référence
le critère d’une bonne politique est ailleurs : dans la recherche du bien
commun.
En effet, si aujourd’hui le clivage droite-gauche a perdu
son sens, si les droits de l’homme ont été vidés de leur contenu -dérives dont notre
éditorialiste s’alarme à bon escient - c’est précisément parce que la politique
s’est fondée sur les notions de droite et de gauche et de droits de l’homme en
les chargeant de l’idéologie démocratique ; c’est parce qu’elle s’est
affranchie du bien commun comme Simone Weil l’avait dénoncé dans sa critique
des partis politiques.
La politique moderne a fait de l’idéal démocratique son
alpha et son oméga, son panthéon. Et elle a substitué l’intérêt général au bien
commun. Jacques Julliard passe à côté de la cause des phénomènes qu’il dénonce
en confondant ces notions et en se soumettant au diktat idéologique issu des Lumières.
Je m’explique. Il faut approfondir ces deux notions d’intérêt
général et de bien commun et les distinguer. Comment pouvons-nous définir
ces notions apparemment voisines ? Je ferai deux citations.
« En adoptant la fiction du « contrat
social » comme fondement de notre vie en société, nous avons été amenés à
remiser le bien commun dans un placard ; à lui substituer l’intérêt général,
entendu comme intérêt du corps social entier, susceptible de s’opposer aux
intérêts individuels. Il n’est plus désormais question de bien, mais d’intérêt,
celui de chacun et celui du tout, que l’État détermine. Nous avons été amenés à
accepter que l’intérêt général, substitué au bien commun, ne puisse avoir
d’autre contenu que celui défini par les détenteurs du pouvoir de l’État, à
travers la loi, censée exprimer la volonté générale – et au risque, si les
représentants de l’État le jugent bon, de laisser se perpétrer des atteintes
aux droits de la personne.
Aucune limite aujourd’hui n’est fixée aux
représentants de l’État, éphémères silhouettes portées par des minorités – et
placées sous l’influence des plus puissants groupes de pression – lorsqu’ils
s’emploient à définir le contenu de l’intérêt général et à l’imposer au corps
social entier ».[3]
La deuxième :
« Les différences sont évidentes. La
notion d’intérêt général est une notion forgée par une institution publique, un
juge, le Conseil d’État. Ce n’est pas quelque chose qui aurait été extérieur et
aurait été imposé au juge, mais une finalité dégagée au fur et à mesure des
affaires portées devant lui de manière très pragmatique. L’intérêt général est
donc une notion avant tout juridique, d’origine jurisprudentielle : le
législateur n’a fait que reprendre dans les lois adoptées la formulation du
juge, sans chercher à définir (et cela vaut peut-être mieux …) l’intérêt
général.
L’objectif poursuivi n’est pas le même. Le
Bien commun est, nous l’avons vu, ce vers quoi tend par sa nature la personne
humaine, et il en est de même des sociétés. L’intérêt général n’a jamais eu une
telle ambition, il est destiné à cantonner l’action du pouvoir et plus particulièrement
de l’administration qui en est l’expression concrète. Et il en résulte que
l’intérêt général n’est jamais une notion abstraite, le juge intervient
toujours en fonction des affaires qui lui sont soumises. Ce n’est pas toujours
nécessairement au cas par cas, ce à quoi l’on a réduit et caricaturé l’action
du juge administratif, mais c’est toujours in concreto. C’est la doctrine (les
professeurs de droit) qui, ensuite, tentent tant bien que mal de discerner une
cohérence de toute cette jurisprudence et d’en tirer des théories (les «
faiseurs de systèmes ») ».[4]
La notion d’intérêt général est d’ordre juridique. Elle
ne peut se confondre avec le bien commun qui est politique et philosophique. C’est
Aristote, repris par saint Thomas d’Aquin qui a défini cette notion ; ce
dernier affirmant que « le bien particulier est ordonné au bien commun
comme à sa fin : car l’être de la partie est pour l’être du tout. D’où il suit
que le bien de la nation est plus divin que le bien d’un seul homme ».
De cela découle qu’il y a des lois auxquelles on ne peut
pas déroger et qui précisément constituent l’architecture de cette hiérarchisation
entre le bien particulier et le bien commun. Des lois qui permettent de
comprendre comment faire vivre l’intérêt particulier grâce au bien commun.
Ainsi conçu, le bien commun est incompatible avec l’idée
fondatrice du contrat social et de notre République telle qu’elle est issue des
lumières, selon laquelle le peuple souverain pourrait détricoter à loisir et
inventer les lois qu’il estime nécessaires à la vie en commun qui ne sont en
réalité que l’expression de cette tyrannie que dénonce Jacques Julliard.
Il est évident que s’en tenir à la notion d’intérêt
général qui n’intègre pas la notion directrice de bien commun a pour
conséquence d’affranchir la politique du nécessaire respect des lois dites
naturelles qui sont celles du fonctionnement de la société et de son
organisation. Et cette erreur fait tomber dans le piège dénoncé pourtant à juste
titre par Jacques Julliard lui-même, à savoir se référer à une notion juridique
soumise au diktat du gouvernement des juges.
Comment se plaindre de la dissolution du concept
originaire des droits de l’homme dans cette explosion de revendications à
laquelle nous assistons aujourd’hui si l’on fonde la légitimité de l’organisation
politique sur une notion qui est elle-même soumise au pouvoir de la majorité et
à l’arbitraire d’une définition purement juridique ? Plutôt que de dénoncer la
rupture entre les droits de l’homme et l a
démocratie ne faut-il pas mettre en cause celle entre la démocratie et le bien
commun ?
La référence au bien commun aboutit à une conception des
devoirs du citoyen et non pas de ses droits fondamentaux sans pour autant que
ces derniers soient oubliés ni abandonnés. Mais ils ne peuvent être fondateurs.
Seuls les devoirs peuvent l’être en ce qu’ils permettent la structuration de l’organisation
sociale et politique à travers la notion du bien commun et la soumission du
bien particulier au bien commun ; car le bien particulier a besoin d’être
soumis au bien commun pour exister. Les devoirs priment sur les droits.
La cause de nos confusions est la rupture avec le bien
commun et non pas celle avec la démocratie…
Dans son livre la
demeure des hommes[5]
Paul-François SCHIRA nous propose d’habiter le bien commun. Cette notion est
très juste. Elle procède de l’appropriation et de la soumission. Car le nous
commun est effectivement une demeure ; le lieu de vie de chaque citoyen. Qui
dit lieu de vie, qui dit demeure, évoque la notion de contraintes et d’obligations
en même temps que celle des droits. Telle est la réponse à la rupture anthropologique
de l’art politique contemporain.
[1] https://www.lefigaro.fr/vox/societe/jacques-julliard-par-dela-gauche-et-droite-l-interet-general-20210228
[2] https://www.lefigaro.fr/vox/societe/jacques-julliard-les-droits-de-l-homme-contre-la-democratie-20210405
[3] https://www.france-catholique.fr/Interet-general-ou-bien-commun.html
[4] https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-portalis-2017-1-page-33.htm
[5] https://www.tallandier.com/livre/la-demeure-des-hommes/
Cher Bernard, sans doute la référence à la révolution de 89 est aux Lumières est-elle une facilité bien arrangeante, voire une erreur criante permettant aux partisans de la démocratie de demeurer dans leur modèle...
RépondreSupprimerPour ma part, je crois que ce qui manque dans cette tribune pro-démocratie, c’est une clé de voûte : celle de la dignité de la personne humaine et de son caractère sacré, qui constitue la garantie suprême de l’inscription du Droit dans un cadre protecteur du bien commun, en prenant dès lors comme références le Bien et le Mal.
Or Jacques Julliard est sans doute comme le professeur Delfraissy, qui, selon ses propres dires, ne croit pas à ces notions, ou qui considère qu’elles sont évolutives dans le cadre restreint de l’intérêt commun.
C’est faire peu de cas de la transcendance de la Morale, voire de l’éthique... Et c’est malheureusement un processus irréversible dont témoigne la réalité de l’évolution de la loi commune.