Ève est une œuvre singulière, et unique. Publié à la fin de 1913, ce long poème fait partie des derniers grands textes de poésie écrits et publiés par Charles Péguy. Il y déploie sa mystique chrétienne dans toute son ampleur.
Il s'agit d'une œuvre monumentale: 1 911 quatrains d’alexandrins, soit 7 644 vers d’une seule coulée, sans titres ni chapitres! On comprend que tant de lecteurs aient été d’abord déconcertés par la masse du cahier… L’accueil contemporain fut très réservé ; beaucoup de fidèles lecteurs furent découragés. Que d'abonnés perdus!
Mais derrière la façade, mille trésors! Le poème révèle sa richesse à voix haute, par retours et gradations, avec des alexandrins taillés au cordeau : une architecture de compagnon qui épouse le rythme de la méditation de l'auteur.
Une méditation sacrée. Laissons parler le Père Calmel que la lecture de Péguy a beaucoup médité:
« La vision du monde de Péguy est tout le contraire d’une vision
laïcisée. Dans toute notre littérature on trouverait difficilement un grand
poème qui nous donne autant que Ève le sens du sacré. Dans cette évocation
immense et ordonnée de la chute et de la rédemption, – du péché, de la grâce et
de la mort, – de notre patrie charnelle et du monde moderne, le sens du sacré
est présent et jaillissant du commencement à la fin, sans effort ni recherche,
avec un naturel et une spontanéité admirables. Si vous en doutez relisez plutôt
les quatrains sans nombre qui s’avancent en une belle procession ; laissez-vous
emporter sur les flots intarissables de cette poésie ».
Dans « Le porche du mystère de la deuxième vertu »
Péguy nous avait livré une méditation exceptionnelle sur l’espérance, « la
petite fille espérance ». Avec Eve il nous livre une méditation des
chemins de la rédemption, sa vision mystique du réel grâce la foi.
Daniel Halevy écrit qu’avec Ève Péguy est redescendu sur
terre. L'éternité ne l'avait pas retenu et son génie l'avait ramené au plus
près de l'homme et de ses peines. Et il rappelle qu'il avait déjà écrit dans sa
première Jeanne d'Arc :
« O mon Dieu, j'aime à tout jamais la
voix humaine,
La voix de la partance et la voix
douloureuse,
La voix dont la prière a souvent semblé
vaine
Et qui marche quand même en la route peineuse ».
L'auteur de "Péguy et les cahiers de la quinzaine" considère que la substance de l'Eve naissante
tient en ces quatre vers au demeurant très émouvants et beaux.
Le Père Calmel ajoute : « La qualité chrétienne
ne se juxtapose pas, à plus forte raison ne s’oppose pas à la qualité sacrée ;
elle l’assume. La qualité chrétienne conférée par le baptême accomplit la
qualité sacrée conférée par la création divine. C’est pour cela que le meilleur
de l’âme antique se retrouve dans l’âme chrétienne. Nul n’aura célébré avec
l’enthousiasme de Péguy la beauté de cet accomplissement. »
On a parfois l’impression qu’à travers des longueurs incontestables, décourageantes pour certains, Péguy cherche à nous faire partager sa pensée, les lenteurs de sa méditation, sa recherche de l’ouverture pour nous conduire vers de nouvelles découvertes. Il confia à son ami Joseph Lotte : « Je vais te dire ça, à toi : ce sera plus fort que le Paradis de Dante… Il invente, moi, je découvre. » De fait ce poème lyrique est une construction non dévoilée (sans titres ou têtes de chapitres), comme si l’auteur attendait de son lecteur qu'il le construise avec lui….
Dans un texte postérieur signé d’un nom d’emprunt - J Durel - qui était en réalité le pseudonyme de son ami Joseph Lotte, il décidé de fournir des clés de lecture et de compréhension. Il expliqua l'organisation d'Ève en quatorze "climats" conceptualisés, chacun commençant "ex abrupto, en falaise". En falaise, parce qu’ils se présentent au lecteur tels qu’ils se sont imposés à lui.
Le contenu ?
C’est un discours ; Jésus parle à Ève, « mère des
vivants », figure de l’humanité déchue et rachetée.
« O mère ensevelie hors du premier jardin
Vous n’avez plus connu ce climat de la grâce,
Et la vague et la source et la haute terrasse,
Et le premier soleil sur le premier matin. »
Cette « marée » scandée par des anaphores peut donner l’impression d’un ressassement masquant le plan caché. Pourtant la composition est extrêmement réglée avec ces « climats » – quatorze grandes masses tonales – qui naissent comme autant de poussées spirituelles.
Il s'agit des différents thèmes de ce discours de Jésus-Christ à Eve; la trame en est la suivante :
- 1- Paradis / “climat de la grâce” — ouvre le poème
: « Ô mère ensevelie hors du premier jardin… ».
- 2- La Chute — la grande litanie « Vous n’avez plus
connu… »
- 3- Salutation de Jésus à sa mère Ève — « Et je vous
aime tant… ».
- 4- Climat du rangement — la maison, l’humble ordre.
Une remarque en guise de focus sur cette évocation du
« rangement » qui fait presque esquisser un sourire au lecteur - "Femmes, je vous le dis, vous rangeriez Dieu même" . Il développe là plus sérieusement une mystique de l’ordre humble. Ranger, chez Péguy, n’est
pas un folklore domestique. C’est tenir le monde : sanctifier l’ordinaire,
préférer la fidélité à l’efficacité, garder la mémoire des vivants, apprendre
une liturgie domestique. Et du Rangement on
bascule d’un coup vers le Jugement ; l’ordre fragile du quotidien est la voie de la rédemption, à l'image de la "petite voie" de Sainte Thérèse de l'enfant Jésus.
- 5- Résurrection des corps / Jugement dernier —
départ « Quand on ne verra plus… ».
- 6- Terre & glaise / “le peu que l’homme pèse” —
retour à l’argile, « le peu que l’homme pèse ».
- 7- Ève, mère et aïeule — « Et moi je vous salue… ».
- 8- Prière “pour nous autres charnels” — noyau
médian.
Ici ouverts par un « - » (il n'y en a que deux dans tout le poème) on découvre les fameux vers dont je ne
peux m’empêcher de citer des extraits même un peu longs choisis par le Père Calmel :
-
...
Heureux ceux qui
sont morts pour des cités charnelles.
Car elles sont le corps et la cité de Dieu.
Heureux ceux qui sont morts pour leur âtre et leur feu
Et les pauvres honneurs des maisons paternelles.
Car elles sont l’image et le commencement
Et le corps et l’essai de la maison de Dieu.
Heureux ceux qui sont morts dans cet embrassement,
Dans l’étreinte d’honneur et le terrestre aveu.
...
-Heureux les grands vainqueurs. Paix aux hommes de
guerre.
Qu’ils soient ensevelis dans un dernier silence.
Que Dieu mette avec eux dans la juste balance
Un peu de ce terreau d’ordure et de poussière.
...
Mère voici vos fils qui se sont tant battus.
Vous les voyez couchés parmi les nations.
Que Dieu ménage un peu ces êtres débattus,
Ces cœurs pleins de tristesse et d’hésitations.
...
Que Dieu ménage un peu ces êtres combattus,
Qu’il rappelle sa grâce et sa miséricorde.
Qu’il considère un peu ce sac et cette corde
Et ces poignets liés et ces reins courbatus.
...
Mère voici vos fils qui se sont tant battus.
Qu’ils ne soient pas pesés comme Dieu pèse un ange.
Que Dieu mette avec eux un peu de cette fange
Qu’ils étaient au principe et sont redevenus.
...
Mère voici vos fils qui se sont tant perdus.
Qu’ils ne soient pas jugés sur une basse intrigue.
Qu’ils soient réintégrés comme l’enfant prodigue.
Qu’ils viennent s’écrouler entre deux bras tendus.
...
Que Dieu leur soit clément et que Dieu leur pardonne
Pour avoir tant aimé la terre périssable.
C’est qu’ils en étaient faits. Cette boue et ce sable,
C’est là leur origine et leur pauvre couronne.
...
C’est le sang de la messe et le sang du calice
Et le sang du martyr sur les bras du bourreau
Et le sang qui s’écaille au fond du tombereau,
Et le sang qui jaillit aux pointes du cilice.
...
Le sang que j’ai versé sous la lance romaine,
Le sang que j’ai versé sous la ronce et les clous ;
Et quand je suis tombé par ma faiblesse humaine
Sur les paumes des mains et sur les deux genoux ;
...
Le sang que j’ai versé le jour de la promesse
Le sang que j’ai versé sur le premier autel ;
Et le sang que je verse aux tables de la messe,
Le sang inépuisable et le sacramentel ;
...
Le sang que j’ai versé le lendemain du jour
Que je fus embrassé par un malheureux traître ;
Et ce sang d’un égal et d’un nouvel amour
Que je verse et refais aux mains d’un nouveau prêtre ;
...
Seigneur qui les avez pétris de cette terre
Ne vous étonnez pas qu’ils soient trouvés terreux.
Vous les avez pétris de vase et de poussière
Ne vous étonnez pas qu’ils marchent poussiéreux.
- 9- Le Regard & le Calvaire — lamentation sur
l’Ingratitude, Passion .
- 10- Climat de la crèche (Nativité) — l’enfant, le
bœuf et l’âne.
- 11- Héritage antique / “légation du monde antique à
Jésus” — Rome, cadastre, préparations
- 12- Prière d’intercession — « Seigneur nous n’avons
rien que nos biens naturels… ».
- 13- Climat du monde moderne — immense “nappe”.
- 14- Final : “morts parallèles” (Geneviève &
Jeanne) — Communion des saints, clôture en évoquant les deux saintes.
Lire Ève, c’est consentir à une discipline
d’attention : se laisser conduire des petites fidélités de la maison à la
grande fidélité du salut. Ce long poème ne cherche pas à prouver ; il met en perspective.
Le Père Calmel l’explique : « Nulle théologie abstraite, nulle démonstration
enchaînée ; ce n’est pas son métier ; mais le contact vivant et le don de nous
mettre en contact dans nos forces vives avec ces mystères que la théologie
considère et nous expose : mystère de la rédemption par le sang de la croix,
mystère de la référence à Jésus-Christ, non seulement du péché et de la misère
de l’homme et de ce que nous appelons le spirituel mais aussi des cités
charnelles et de leur grandeur périssable. »
À qui accepte sa lenteur, il offre un cheminement au bout
duquel nous attend la petite fille espérance…
Bonne lecture !
« Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles,
RépondreSupprimercouchés dessus le sol à la face de Dieu. »
« Heureux ceux qui sont morts pour la terre de France,
heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre. »