Partant de l’idée que nous voulions dénoncer les héritages et qu'en réalité nous avons fait des déshérités l'auteur s'interroge sur la
disqualification de la transmission.
PREMIÈRE PARTIE : TROIS SECOUUSES DANS UN SÉISME.
DESCARTES : LA TRANSMISSION, FAILLE DE LA RAISON.
Pour
Descartes une vérité scientifique doit s'imposer par une forme
d'évidence rationnelle. Son discours de la méthode nait d'abord de la
désillusion qui répondit à son espérance d’acquérir une connaissance
claire et assurée de tout ce qui est utile à la vie. On découvre chez
lui en effet le désespoir de n'avoir trouvé dans l'enseignement de ses
maîtres qu'un fatras de doctrines obscures, compliquées et incertaines.
Il trouve l'école désespérante. D’où sa conclusion selon laquelle il
faut se libérer de l'école.
Il
compare le savoir que l'on reçoit à l'école à un séjour en terre
lointaine qui ouvre l'esprit à la diversité des opinions mais risque de
nous faire oublier qui nous sommes. Il considère que la culture est une
altération, une déformation de notre nature. L'école est le lieu
principal de cette déformation, de cet éloignement de notre nature
propre. Un homme n'est pas le même selon le lieu où il a été éduqué.
Il
poursuit par la nécessité de remplacer l'incertitude du savoir que nous
avons reçue par la certitude de l'unique connaissance légitime, celle
que l'on peut construire par soi-même. Le projet cartésien se veut
individuel. Je détruis en moi-même les produits de la tradition pour les
remplacer par l'oeuvre ordonnée de la raison. Le rôle de l'éducateur
est dès lors totalement renversé. Il devient urgent d'assigner pour
mission au maître de transmettre non sa culture, ses connaissances,
fussent-elles vraies , mais la méthode universelle qui permettra à
l'enfant de développer sa propre raison, ce qui le prémunira d'adopter
des opinions qu'il n'a pas choisies ni examinées. Ainsi l'homme moderne
a-t-il trouvé son ennemi : la transmission, la tradition.
ROUSSEAU : LA TRANSMISSION, POLLUTION DE LA NATURE.
Au
milieu de l'optimisme général de la philosophie des lumières qui croit
dur comme fer que le salut viendra des sciences et des arts seuls
capables de débarrasser les hommes de leur avilissement superstitieux la
réponse de Rousseau résonne comme un coup de tonnerre. Le progrès de la
civilisation a rendu l'homme à la fois mauvais et malheureux. Plus
l'homme a perfectionné la culture, plus il s'est perdu en s'éloignant de
sa nature. Tout progrès dans la culture nous éloigne de la nature.
Bienheureux donc ceux qui n'ont jamais rien appris, ceux qui ne sont
jamais allés à l'école ! Le bon sauvage, l'homme à l'état naturel ne
dispose d'aucune technique ; mais cette pauvreté lui est une grande
richesse, en ce qu'elle permet le développement de ses facultés
naturelles.
Telles
sont les bases sur lesquelles Rousseau va bâtir sa réflexion sur
l'éducation dans son oeuvre L’EMILE. Sa pensée se comprend à la lumière
de cette intuition fondatrice. L’ ignorancepureté naturelle , l'heureuse
ignorance. L'ignorance est naturelle à l'homme, la pensée va contre sa
nature. L'état de réflexion est un état contre nature, et l'homme qui
médite est un animal dépravé.
La
pensée de Rousseau rejoint celle de Descartes ; pour ces deux figures
antagonistes de la modernité il est clair qu'il vaut mieux ne rien
savoir que d'accepter un savoir dont il ne soit pas absolument certain.
Or ce qui est certain c'est l'opinion que l'on a reçue, le savoir qui
nous a été transmis… Voilà comment le précepteur d’Émile lui rendra un
immense service en ne lui transmettant jamais aucune connaissance mais
en le laissant construire par lui-même tout son savoir, dût-il renoncer
pour cela à ce qu'il sache beaucoup de choses. L'enseignant ne doit donc
surtout pas transmettre un savoir, il doit se faire l'organisateur des
situations dans lesquelles Emile construira son propre savoir. Rousseau
conseille de laisser venir l'enfant. Il s'agit de ne rien lui imposer
afin qu'il croie toujours être le maître. En croyant être le maître
l'élève apprend à ne pas être sujet. C'est ainsi que le projet éducatif
rejoint le projet politique de l'édification d'un citoyen libre à
l'intérieur d'une société ordonnée par des lois. L'enfant ne doit rien
faire malgré lui. Les interdits s’inversent dans la relation éducative,
ils pèsent désormais sur l'adulte. L'éducateur doit se mettre au même
niveau que l'enfant et éviter de se montrer plus savant que lui.
L'éducation ne devra pas passer par le langage, ou le moins possible,
mais par l'expérience. Il faut enseigner les choses. Ne pas donner trop
de pouvoir aux mots. Les leçons ne passent pas par le mot mais par la
chose ; elles n'instruisent pas l'enfant par l'intelligence mais par
l'expérience. Voilà comment on en arrive ensuite à haïr les livres. On
n’apprend rien dans les livres : ils nous éloignent de l'expérience
directement vécue et nous font entrer dans l'abstraction d'un discours
délié du réel. Rousseau se révolte contre l'idée qu'on puisse faire lire
les enfants.
BOURDIEU. LA TRANSMISSION, FAUTE CONTRE LA JUSTICE.
Son
raisonnement part du point auquel est arrivé Rousseau. Etant entendu
que la médiation de l'adulte n’est pour l'enfant que perturbation et
pollution, nous ne pouvons la comprendre que comme une faute. Et la
question est posée : à qui profite le crime ?
Bourdieu
pose l’hypothèse que le capital n'est peut-être pas uniquement de
nature économique. La culture secrète des habitus. Elle n’est faite que
d'arbitraires. Les habitus sont différents. Si la domination est dans le
capital ce capital n'est pas contrairement à ce que croyait le marxisme
exclusivement matériel. Il est aussi culturel.
Il
estime que c'est l'école elle-même qui produit et reproduit des
inégalités (fruit des habitus). La véritable cause de la marginalisation
des classes populaires est la domination de la culture des élites à
l'intérieur de l'école et dans ses critères de sélection. L'école est
intrinsèquement violente. Elle est violente dans son principe. Vu
l'arbitraire dominant il y a une forme d'irrationalité au coeur de
l'école et de sa violence.
Pour
ce marxiste l'éducation est simplement un capital comme un autre :
l'école, en validant des acquis délivre des titres scolaires et
universitaires, lesquels sont ensuite valorisés sur le marché de
l'emploi.
Tout
enseignement admet et rejette, valorise et disqualifie. Ce
fonctionnement est inhérent à l'action pédagogique. Les rapports de sens
qu'elle crée sont donc des rapports de force, des rapports de violence.
Cette
analyse produit une forme de fatalisme et fait entrer la mission
éducative dans une impasse qui pourrait devenir celle de la résignation…
DEUXIEME PARTIE : REFONDER LA TRANSMISSION.
LA CULTURE, ÊTRE OU AVOIR ?
Dans
le système actuel il s'agit pour l'institution de mesurer une
intelligence et non plus un savoir. Les savoirs sont discriminants.
C'est ainsi qu'un directeur adjoint d'un IUFM s'exprime ainsi : « nous
ne recrutons pas des copies, nous recrutons des individualités ».
Il
faut tout d'abord revenir sur la nécessité de la médiation. Parmi tous
les êtres vivants l'homme se distingue par le fait qu'il a besoin de
l'autre pour accomplir sa propre nature. L'animal, contrairement à
l'homme, est un être d'immédiateté. Ce qui nous condamne à accepter
notre dépendance envers autrui. La culture désigne tout ce qui est
ajouté à la nature ; elle est ce par quoi il nous est possible de
rejoindre notre être propre, de nous approcher de lui. La transmission
de la culture revêt une portée essentielle. Ce qui est augmenté par
elle, ce n'est pas l'acquis, l'avoir de l'individu, mais son être même.
La culture n'est pas un capital que l'on pourrait utiliser au gré de ses
besoins. Elle est transmise ; elle nourrit celui qui la reçoit. La
culture nous transforme si nous acceptons de ne pas la laisser en dehors
de nous comme un stock gardé en réserve dont il faut éviter de
s'embarrasser. Plus nous apprenons plus il est facile d'apprendre. Être
soi-même n'est pas immédiat. Pindare : « deviens ce que tu es ».
DEVIENS CE QUE TU ES.
La
langue serait-elle une prison ? Roland Barthes ose écrire de la langue
qu'elle est « tout simplement fasciste ». Celui qui apprend à parler
serait enfermé dans la grégarité de la répétition. Ce qui rejoint
Rousseau et Bourdieu selon qui la liberté est aliénée par la culture.
Voilà
comment on en vient à considérer qu'il ne faut pas faire travailler
l'élève mais l'accompagner simplement dans ses progrès…
Or
les mots ne sont pas des outils qui s'ajoutent à notre pensée : ils
sont ce dans quoi elle peut naître. L'orthographe est essentielle c'est
elle qui permet la réflexion. La richesse de la langue permet le
développement de la pensée. Il est évident que lorsque aimer, estimer,
apprécier, admirer sont remplacés par « kiffer » le problème n'est pas
seulement que l'expression perd sa précision mais surtout que l'émotion
perd sa richesse.
L’action
qui résulte de la langue est aussi l'occasion d'une difficulté car elle
ne se renouvelle pas. La banalité inhérente à ce défaut de
renouvellement peut être source de pauvreté. La solution n'est pas de
fuir la langue mais de la cultiver.
L'auteur
insiste ensuite sur la fin du livre et ce qu'elle signifie. C'est en
rappelant la nécessité essentielle de la médiation que l'on mesure
l'ampleur réelle de ce que nous perdrons en abandonnant le livre. Car
rien n'est plus fécond pour faire croître une liberté nouvelle que la
rencontre avec le livre. Le livre est le lieu d'une croissance
continuelle.
Il
est absurde d'opposer la culture à la liberté. Il n'y a qu'à voir
d'ailleurs que toutes les dictatures ont commencé par s'attaquer à la
culture pour combattre la liberté. Nous avons prétendu libérer les
jeunes du poids inutile de l'histoire et du savoir et nous avons
interdit aux parents et aux enseignants de transmettre ce qu’eux-mêmes
avaient reçu. Nous avons relégué la rencontre avec la culture au rang
d'un simple divertissement accessoire. Que restera-t-il de l'homme dans
toute la culture aura été déconstruite ? Il ne restera que la barbarie…
La culture n'empêche pas toujours l'homme d'être inhumain mais l'inculture l'empêche assurément d'être humain.
REFUSER L'INDIFFÉRENCE.
La
violence de la société contemporaine réside dans l'indifférence, qui
est une conséquence de notre refus de transmettre la culture.
Indifférence solitaire à autrui, indifférence relativiste au vrai et au
faux, au bien et au mal : en suivant le chemin tracé par ces trois
auteurs nous préférons refuser de savoir, refuser de voir et de
reconnaître ce qui nous précède, afin de rester parfaitement indéterminé
c'est-à-dire parfaitement libre. Plus rien ne doit nous emprisonner par
avance dans des schémas préétablis par les repères culturels, des
héritages familiaux, des morales traditionnelles et bien sûr les
religions.
Nous
voulons entrer dans nos vies comme des consommateurs dans un
supermarché aussi indéterminé et indifférent pour garder ouvertes toutes
les options et n'être plus guidé que par nos seules envies. Cette
liberté d'indétermination est le fantasme de notre société.
C'est
dans la culture qu'apparaissent les différences. Non pas seulement dans
la diversité des civilisations mais dans les singularités de la nature.
L'uniformisation du monde exigé par la revendication d'une liberté
d'indétermination passe par la révocation de la transmission. Les
différences ne nous sont visibles que par la médiation de la culture.
Comprendre l'importance de la culture comme médiation entre nous et le
réel permet de mieux discerner ce qui se joue dans notre rapport à
l'altérité. Exemple : La différence de l'homme et la femme est bien
réelle ; mais de fait nous avons besoin de la culture pour la voir.
Il
faut retrouver le sens de la différence. La médiation de la culture
ouvre la possibilité d'une autre voie qui nous conduit à l'étonnement, à
l'émerveillement. Il faut beaucoup de connaissances pour s'étonner. En
refusant de transmettre la culture que nous avons reçue nous privons les
jeunes que nous transformons en déshérités de leur propre capacité
d'étonnement, de la condition même de toute perception du réel dans la
diversité. Quelle étrange société que celle qui enferme les adolescents
dans la caricature de leur propre adolescence dont elle s'est fait un
idéal.
La
liberté authentique est le résultat d'une médiation. La liberté des
plus grands maîtres nait toujours d'un héritage qu'elle accomplit et
dépasse en l'enrichissant d'une singularité nouvelle.
Sans
doute les pédagogues qui ont vu dans l'autorité un obstacle à la
liberté de l'élève était-il animé par une intention parfaitement
généreuse. La critique de l'autorité s'est opérée au nom du respect de
l'enfant. L'autorité a été considérée comme un mal rendu nécessaire par
les problèmes de la vie en société. Mais ce fut une grave erreur.
La
conception de la liberté définie comme étant : « la liberté des uns
s'arrête où commence celle d'autrui » qui paraît évidente signifie que
nous serions parfaitement libres si nous étions totalement seuls… Elle
décrit la société comme une juxtaposition d'espaces pour l'action des
individus limités par la présence d'autrui mais séparés et indifférents
les uns aux autres. Dans cette perspective l'autorité est une diminution
de la liberté individuelle qu'il est nécessaire d'accepter à condition
qu'elle demeure limitée à sa stricte nécessité. L'autorité ne signifie
pas être aimé de l'enfant mais de l’aimer assez pour lui transmettre les
savoirs, les frontières, les dits et les interdits qui lui montrent que
nous tenons tant à sa propre liberté.
La
différence des cultures nous insupporte parce qu'elle serait le germe
d'un conflit entre les peuples. Nous voulons être totalement exempts de
cette tentation en étant guéris de la violence colonialiste. Nous
voulons être fidèles à l'universalité de l'homme qui transcende toutes
les cultures et les annule. Nous demandons donc à l'école de ne plus
transmettre une culture parmi d'autres mais de conforter chez l'enfant
le sens de l'universel car si nous refusons de transmettre nous n'avons
pas renoncé à éduquer ; mais cet humanisme qu'il faut faire partager aux
enfants doit venir immédiatement comme une forme d'évidence dans le
rationalisme transparent et croyons-nous spontané de la morale
universelle. Ce faisant l'école n'a jamais été aussi moralisante
qu'aujourd'hui. La tâche de l'école est de transmettre une culture et
non pas une culture simplement humaniste ; mais une culture particulière
avec son langage, son histoire, ses figures et ses repères singuliers.
C'est par le particulier que nous pouvons aller vers l'universel.
L'auteur affirme qu'il ne croit pas au choc des cultures mais au choc
des incultures.
Par
rapport à la nécessité de transmettre une culture plutôt qu'une autre
il prend l'exemple de ce que l'on appelle la « première langue » qui ne
revient pas mépriser toutes les autres. Il faut retirer au choix le
soupçon d'orgueil néocolonial dont on l'a affublé. Pourquoi aime-t-on
ses parents ? Pas parce qu'ils sont les meilleurs ni par orgueil mais
parce que ce sont les siens ! C'est ainsi qu'il faudrait aimer la
culture que nous avons reçue.
CONCLUSION.
Notre
inculture est le résultat de notre ingratitude. Parce que nous voulons
être des hommes neufs nous enfermons l'histoire dans son passé refusant
de rien avoir à recevoir de ceux qui nous ont précédé. Nous tuerons
notre propre culture qui ne nous sert plus que de décor agréable ou de
diversement ponctuel. Descartes, Rousseau et Bourdieu ont déployé une
énergie singulière à déconstruire ce qu'ils avaient reçu. C'est pourtant
l'étendue de la culture qui leur avait été transmise qui leur a permis
de dénoncer cette même culture comme une aliénation de la liberté, une
pollution de la nature, une stratégie de discrimination ! Ironie de
l'ingratitude qui pour s'exercer s'appuie sur la tradition qu'elle
détruit…
L'auteur
observe ensuite que les rescapés du naufrage de l'éducation nationale
sont ceux dont les parents connaissent les moyens de leur faire échapper
à ses conséquences.
Notre patrimoine meurt de n'avoir pas été transmis. Notre culture née avec notre propre humanité mourra de notre ingratitude.
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