Le monde moderne est en mal
d'un roman, d'une histoire, d'un projet, d'une perspective, d'une finalité. Fin
d’une époque, d’une civilisation ? Aube d’une ère nouvelle ? La
question se pose de savoir quelles sont les clés de cette évolution qui prend
des allures inquiétantes de guerre économique, financière, terroriste ou armée.
L'Europe, hier souveraine, se replie progressivement sur
elle-même ; elle a honte et peur de ce qu'elle a représenté et de
l'autorité qu'elle a exercé sur le monde, en même temps qu'elle est incapable
de retrouver le chemin du développement économique. La machine à gagner est en
panne…
Le monde donne l'exemple
d'un champ de bataille dans lequel chaque nation, chaque État, voire chaque
individu, affirme son identité propre, son projet personnel, au risque de semer
le trouble autour de lui. Il semble être devenu fou. Qui commande les peuples ?
Il y a près de 80 ans dans
son traité « la révolte des masses »[1], José
ORTEGA Y GASSET utilisait l'image surprenante de la cabriole pour répondre à
cette question. Prenant l'exemple d'une classe d'élèves dont le maître s'est
absenté et dans laquelle « chaque élève éprouve le délicieux besoin
d'échapper à la pression qu'imposait la présence du maître, de rejeter le joug
des règles, de lever les jambes en l'air, de se sentir maître de son propre
destin »… De telle sorte que « la troupe des enfants n'a plus aucun
emploi fixe, aucune occupation sérieuse, aucune tâche qui ait un sens, une
continuité et une trajectoire » et il arrive qu'elle ne sait plus faire
qu'une seule chose : la cabriole !
Pendant des siècles, après l’époque
gréco-romaine, l'Europe a été « maître du monde », créant une civilisation qui
fut exportée au-delà de ses frontières, sous réserve peut-être de la Chine, ce
qui mériterait une analyse spécifique. Force est de constater que si le système
de normes qu'elle avait mis en place n'était pas le meilleur, il n'en fut pas
moins générateur d'une civilisation et d’un équilibre qui permit un
développement bénéfique sur d’innombrables plans. Et depuis qu'elle a renoncé à
ce leadership, poussant le renoncement jusqu'à l'autoflagellation, force est de
constater que l'évolution du monde a été marquée par une forme d'anarchie et de
folie dont nous voyons l'explosion depuis le XXe siècle et en ce début de XXIe
siècle. Car il s'agit bien d'anarchie internationale, de jungle, de folie
meurtrière, de concurrence des totalitarismes; même si la Doxa contemporaine
tente de nous convaincre que notre monde des lumières s'est substitué aux
ténèbres moyenâgeuses d'avant la révolution de 1789.
Pour analyser cette
problématique de près et honnêtement il s'agit de bien s'entendre sur les mots.
Si l'on parle de commandement (en ce qu'il est l'exercice d'une autorité), mot
insupportable dans nos démocraties contemporaines, il ne s'agit pas de l'exercice
d'une contrainte par la force mais d'exercer une autorité avec l'assentiment du
peuple, ce qui n'est absolument pas la même chose… José ORTEGA Y GASSET
s'exprime ainsi : « commander c'est imposer
une tâche aux gens, c'est les mettre dans leur destin, les replacer dans leurs
gonds, réduire leur extravagance qui est généralement vacance, fainéantise,
vacuité de la vie, désolation ». Ce qui oblige à admettre que les membres d’un
peuple ne sont pas tous capables de se diriger spontanément vers leur
finalité.... Mais, même si cela n'est pas toujours facile ou agréable à entendre,
ni conforme à la bienséance démocratique, n'est-ce pas une réalité de la vie de
tous les jours sur le plan social, économique comme politique ? Et l'auteur
insiste « la fonction de commander et
d'obéir et la fonction décisive en toute société » !
Car, quoi que l'on puisse
dire sur la notion d'autorité et son exercice, à travers notamment les
approches contemporaines en entreprise ou à l’école, qui osera sérieusement
contester le rôle moteur du chef, de celui qui a la capacité de voir, de se
projeter dans l'avenir, d'aider à la définition du projet et de permettre ainsi
à tout ceux qu'il a la responsabilité de conduire, de s'épanouir, de se
développer et de grandir ? Qui n'a pas connu de crise dans un cadre quel qu'il
soit, à un moment ou un autre de sa vie, et n'a pas à cette occasion ressenti ou
constaté le besoin du ralliement à celui qui est capable de rassembler les
énergies et de les entraîner dans la bonne direction ?
Il en va ainsi des hommes,
des entreprises, de tous les groupes organisés, des armées et des nations.
Notre frénésie de recherche d'un homme providentiel pour conduire la barque de la France en ce
temps de crise multiformes, n'est-elle pas très précisément dans cette
logique que nous réfutons par ailleurs au nom de nos principes ?
Ceci posé, José ORTEGA Y
GASSET développe une analyse très originale surtout lorsque l'on réalise
qu'elle fut publiée en 1937. J'en
prendrai deux exemples.
Il considère tout d'abord que
les critiques de nos systèmes parlementaires institutionnels, analysés comme
étant à l'origine des crises traversées par nos démocraties, sont de véritables
inepties. Tout simplement parce que les parlements et plus généralement les
institutions ne sont que des instruments au service d'une finalité et que le
problème réel est de savoir les adapter et les mettre au service d'un projet.
Encore faut-il donc que le projet soit préalablement défini et que la finalité
soit désignée !
Il analyse ensuite les
crises économiques (le monde venait d'en traverser une particulièrement
difficile lorsqu'il publia son ouvrage). À la question de savoir pourquoi les
Européens ne se sentiraient plus capables de produire plus et mieux que jamais
il répond qu'en réalité ils se heurtent à des barrières qui les empêchent de
réaliser ce qu'ils pourraient fort bien faire. N'est-ce pas très précisément le
mal dont nous souffrons? Ne plus savoir comment nous pourrions produire et
retrouver les chemins de la prospérité ? Pourquoi ? Parce que nous ne parvenons
pas à imaginer le monde à sa nouvelle échelle, dans sa dimension liée au
développement des nouvelles technologies. Ce qui nécessite la vision de la
finalité et la définition du projet à venir…
Ces deux illustrations mettent
en évidence la nécessité de percevoir le monde de demain et de déterminer
comment et à quelles conditions il peut répondre à l'attente et aux besoins de
la plus grande partie possible de l'humanité, afin de conduire les peuples dans
la bonne direction.
Or la définition de cette
finalité relève d'un pouvoir d'ordre spirituel. Le mot spirituel n'est pas ici
entendu au sens religieux du terme mais au sens strict, c'est-à-dire de ce qui
relève de l'esprit par opposition à la matière au moyen de la raison dont
nous avons fait une idéologie tout en renonçant à nous en servir à bon escient.
Il faut pour cela que le
maître d'école revienne dans la classe et dissuade les élèves de continuer de
faire n'importe quoi, dans tous les sens, dans le désordre. Il faut empêcher
l'humanité de continuer à faire la cabriole !
Il s’agit donc de retrouver :
- le sens de l'autorité et du commandement, qui ne sont pas synonymes de force, de contraintes et de manque de respect de ceux sur qui ils s'exercent dont la soumission, la discipline et l’obéissance sont également nécessaires.
- la
capacité spirituelle de l'Europe qui a su dans le passé définir des
finalités et des principes de civilisation susceptibles de permettre le
développement le plus harmonieux possible de l'humanité, sans que l'exercice
d'une primauté ne soit synonyme de prétention… Ce qui ne se fera pas en s'investissant
de l'autorité, mais en étant capable de définir le dessin voir le destin,
ou encore le roman national de demain, avec humilité, clairvoyance et
lucidité. Pour commander, il faut susciter l'adhésion. Pour susciter
l'adhésion il faut montrer la voie.
À moins, que dans le choc
civilisationnel qui se prépare, d'autres que les européens ne soient capables
de le faire. Le problème est que ne se présentent à l'horizon que des nations
ou des groupes qui entendent faire exclusivement usage de la force, faire
régner la terreur ou la domination de la seule puissance économique et
financière !.... C’est tout le sens du défi qui nous est lancé, car si tel
devait être le cas, il ne s'agirait plus pour les peuples de faire la cabriole
mais de subir la force aveugle et d'en être réduits aux affres de l'humiliation…
Voilà qui n'est pas très conformiste....
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