dimanche 19 novembre 2017

L'AVOCAT FACE AU LEVIATHAN TECHNOLOGIQUE



Un peu de science-fiction !
Octobre 2027. 
Je suis en excursion, équipé d’un GPS dernier cri, le plus performant sur le marché. Il doit nous conduire, mes amis et moi, à notre prochain refuge. Patatras ! A la nuit tombée, plus de réseau… Que se passe-t-il ? Nous ne savons pas nous situer avec la seule carte que nous avons emportée. Et l’usage de la boussole ne nous est plus familier. J’ai beau essayer de me souvenir de mes marches à l’armée derrière ce capitaine qui nous dirigeait avec la lune et les étoiles, je ne m’en sors pas ! Je la vois cette lune, comme les étoiles, j’ai cette carte sous les yeux, la boussole dans la main, mais je suis incapable de nous guider. Nous mettrons  de longues heures jusqu’au lever du jour et le retour de la connexion pour atteindre notre destination… La carte et le territoire nous sont-ils devenus étrangers ?
Quelques jours auparavant, avant de partir pour cette excursion, j’avais entendu parler d’un accident dramatique. Une voiture autonome avait écrasé un enfant ; le fils du passager. Pourquoi s’est-il jeté sous les roues du véhicule de son père ? L’histoire ne le dit pas. Mais par contre elle nous apprend que l’algorithme de la voiture avait effectivement calculé et pris la décision de ne pas provoquer une embardée sur une route verglacée qui aurait pu être mortelle pour le papa, avant même que celui-ci ait pu reprendre la main pour sauver son fils ; lui qui aurait été prêt à sacrifier sa vie pour sauver celle de celui à qui il l’avait donnée… Sommes-nous encore maîtres de nos destins et de nos vies ?
Je viens de rentrer de mon excursion ; comme souvent, bien qu’à la retraite, je retourne au cabinet. Là je trouve un collaborateur agile, astucieux, dégourdi qui manie les moteurs de recherche avec une dextérité remarquable. Il est effondré. Un client vient d’annoncer qu’il entendait rechercher la responsabilité du cabinet dans un dossier dont il avait la responsabilité. Il avait déconseillé l’engagement d’une action en justice au vu d’une jurisprudence abondante et constante de la Cour de cassation. Or, voilà que cette personne vient d’apprendre lors de discussions dans le cadre d’un forum sur Internet qu’un autre cabinet, dans une configuration identique, avait décidé de s’engouffrer dans une faille qu’ils avaient imaginée, contre cette jurisprudence et qu’il avait pu obtenir gain de cause, la juridiction suprême ayant finalement reviré sa jurisprudence ancienne. Et les conséquences sont très lourdes. Il s’agit d’un dossier aux enjeux colossaux ; le plafond d’assurance est malheureusement largement dépassé… le collaborateur n’avait pas cherché à imaginer une solution qui sortit du cadre de ce que ses nombreuses recherches lui avaient apporté comme réponse. Il mesure tout le fossé qui sépare la réalité du monde des datas !…
L’univers virtuel est déconnecté. Son lien avec la réalité, avec la vraie vie se déchire, se rompt. Qu’est devenu notre rapport au monde ? Dans son livre « l’éloge du carburateur » Matthew Crawford a écrit : « si la pensée est intimement liée à l’action, alors la tâche de saisir adéquatement le monde sur le plan intellectuel dépend de notre capacité d’intervenir sur ce monde »[1]. Nous en sommes loin… La technologie a absorbé le travail et lui a fait perdre sa caractéristique d’être une opération intellectuelle. Nous privilégions la simplicité d’utilisation, la rapidité, l’efficacité, à la réflexion. Comme l’écrit Nicholas Carr nous devenons de simples consommateurs de nouvelles technologies.[2]
Pour éviter les effets pervers d’une évolution illustrée par mon modeste exercice de science-fiction, nous devons nous interroger sur les moteurs de la rupture qui est au cœur du bouleversement technologique en cours.
Ce bouleversement technologique est la conséquence d’une perturbation en profondeur–la disruption- d’un monde longtemps stable. Car si l’on devait retenir une caractéristique de la Justice, du Droit et des hommes qui en sont les auxiliaires ou les praticiens, ce serait bien celle de la stabilité, telle un défi lancé aux affres du temps et du changement. La marque de cette perturbation est quant à elle la déstabilisation de l’univers juridique qui a pour objet de structurer la société et d’y faire régner la justice ; ampleur et profondeur du bouleversement donc, qui soulignent son importance, mais aussi sa spécificité par rapport aux bouleversements provoqués dans d’autres domaines.
D’ici quelques temps je serai parvenu au terme d’un long travail sur ces sujets qui, je l’espère, sera publié. J’y tenterai de contribuer à la nécessaire réflexion sur l’évolution de l’art de l’avocat qui ne doit pas devenir un métier comme les autres. Lié à la justice, au droit et à leur rôle structurant, il exerce en effet une mission essentielle afin d’une part de soutenir la quête de justice de nos contemporains et d’autre part de les conseiller utilement dans un univers juridique transformé et marqué par la complexité. Rempart de l’humanité augmentée face au Leviathan moderne toujours plus tentaculaire et efficace…
Ce faisant il doit participer à ce que Nick Bostrom, philosophe américain spécialisé dans la stratégie de l’intelligence artificielle nous invite à faire en conclusion de son best-seller « Super intelligence » :
«Le défi qui nous fait face est plutôt d’être fermes sur notre humanité : ne pas céder sur nos fondamentaux, notre bon sens, notre bonne humeur courtoise, même dans la mâchoire de ce problème contre-nature et inhumain ».[3]
Pour l’heure cette intelligence artificielle qui anime les robots peut encore et doit donc pouvoir être maîtrisée avec des moyens humains. Telle est la gageure de l’entreprise et du défi lancé à l’  « Avocat-oïd »!
A bientôt….




[1] Matthew CRAWFORD, « L’éloge du carburateur », La Découverte, p.188
[2] Nicholas CARR, « Remplacer l’humain », p. 231
[3] Nick BOSTROM, « Super intelligence », Dunod, p.371

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