Que nous réserve l’avenir ? Quelle attitude adopter face à ses incertitudes ?
Alors que la modernité nous avait fait rêver d’un monde
meilleur, la post-modernité nous met dans l’incertitude. Elle nous révèle en creux que nous n’avons pas de prise sur les événements du monde qui nous échappent et nous dépassent. Nous ne pouvons pas influer sur leur cours à cause du nombre, du
gigantisme, de la toute-puissance d’un système collectif sur lequel nous n'avons individuellement pas de prise.
Telle est, en substance, la conclusion que j'ai tiré de l’entretien passionnant donné
par Olivier Rey à la revue éléments[1].
Ce polytechnicien philosophe dont je vous recommande la
lecture, particulièrement de son petit fascicule l’idolâtrie
de la vie[2]
au sujet du coronavirus, propose avec beaucoup de sagesse - une sagesse inspirée des Grecs - qu’il nous appartient de vivre le présent à notre niveau individuel, en nous
concentrant sur ce qui vaut en soi-même au lieu de nous disperser vainement dans ce qui ne dépend pas de nous.
Il cite cet extrait de la pièce de Becket lorsque à la question de Hamm « Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui se passe ? » Clov répond « quelque chose suit son cours »[3] … Ce quelque chose qui suit son cours c’est le monde dans lequel nous sommes, que nous ne choisissons pas, avec lequel nous devons nous débrouiller et dans lequel il nous appartient de vivre et d’atteindre le bonheur.
Quelque part dans cet entretien Olivier Rey évoque l'idée selon laquelle le monde convivial notamment théorisé par Yvan Ilitch est
un monde proportionné aux facultés humaines ; ce qui nous renvoie à nous poser
la question essentielle de savoir à quelle échelle nous voulons vivre. Nous ne
pouvons pas vivre à celle du tout, de la société par l'effet des seuils et des lois du nombre. Un tout social qui nous échappe car nous sommes passés
d’un monde des communautés à un monde du social, qu'Olivier Rey distingue avec cette formule selon laquelle le monde de la communauté est celui dans laquelle « je »
est le singulier de « nous » et celui de la société dans lequel « nous »
est le pluriel de « je »…
Envisageant le fait que le XXIe siècle sera certainement
convulsif, mais sans pour autant adhérer à une forme de collapsologie ou de
discours apocalyptique, Olivier Rey nous invite à nous inspirer de la sagesse des Grecs dont les maximes les plus
importantes étaient les deux inscriptions gravées au
temple de Delphes : « Connais-toi toi-même » et « Rien
de trop »[4].
Nous avons renié cette sagesse ancienne pour basculer, depuis avant même l’époque moderne,
dans le monde de la démesure qui cherche en permanence à
repousser ses limites.
La sagesse est de vivre le moment présent, de vivre nos vies, de telle sorte qu’indépendamment de l'évolution, et quelle qu’elle puisse être, nous sachions parvenir au bonheur individuel. Ce ne sera pas en essayant d’élaborer des projets grandioses pour aménager la société telle que nous la désirerions ou la souhaiterions que nous pourrons atteindre cet objectif.
Olivier Rey nous invite à être pleinement dans un monde qui nous invite à l'inverse à changer.
Pour lui la philosophie a connu trois temps successifs dans l’histoire de la pensée : celui de la recherche de ce qui est tout d’abord, puis avec la philosophie de l’histoire celui de la recherche de ce qui devient et enfin aujourd’hui celui de la recherche de ce qui survient.
Réfléchir sur ce qui survient, l’accepter afin de le
dominer en le maîtrisant, en y agissant par notre manière d'être. Y réfléchir avec mesure, sans anachronisme, et en
tenant compte de la notion d’échelle, de taille afin de ne pas tout mélanger. Un exemple, pour n’en
prendre qu’un: la question de l’hospitalité. Elle n’est pas la même lorsqu’elle
concerne l’accueil d’une ou de quelques personnes ou lorsqu’elle concerne un nombre
plus important comme cela est par exemple le cas aujourd’hui dans nos sociétés
occidentales (exemple illustré par ailleurs par la remarquable analyse de Raffaele
Simone évoqué dans mon précédent billet sur la question de l’immigration).
Ses réflexions sur la crise du coronavirus apportent un éclairage essentiel. Il s’interroge sur l’allongement de la durée de la
vie et sur le fait qu'elle ait pour corollaire le déclin du courage. La vie s’allonge; on ne meurt plus de vieillesse mais
toujours de quelque chose ... Nous perdons toute notion de courage parce
que nous ne voulons surtout pas perdre la possibilité de cette forme d’immortalité
qui nous est promise et à laquelle nous nous accrochons avec la dernière énergie. Pourquoi risquer de perdre quelque
chose d’infini ? Le courage manquant, nous avons cette forme de faiblesse
qui consiste à penser que nous pourrions changer le monde plutôt que d’agir à notre niveau
individuel, ce qui nécessiterait précisément le courage que nous n'avons plus… Et nos institutions démocratiques nous entretiennent dans cette illusion dans la mesure où ceux qui détiennent le pouvoir ont le plus grand intérêt à ce que les citoyens renoncent au courage et à être en plénitude.
Un projet politique ne peut pas consister à prétendre donner à chaque citoyen le rôle et la responsabilité de choisir ce que sera l’évolution incertaine du monde dans lequel il vit. Il s'agit d'une illusion; nous n’avons pas de prise sur l'évolution du social qui nous échappe.
Cet entretien nous démontre combien la philosophie nous est nécessaire. Mais une philosophie intelligible - on comprend tout ce que dit Oliver Rey sans se prendre la tête et sans avoir à le réécouter plusieurs fois; une philosophie raisonnable, intelligente, imprégnée de réalisme.
À
la question qui lui est posée de savoir si son discours imprégné d’une vision d’un XXIe
siècle convulsif ne déboucherait pas sur une forme d’anarchie politique, il
répond par la négative en nous renvoyant précisément à l'idée qu’il ne s’agit
pas de refuser le monde avec ses institutions et ses
évolutions propres, mais d’y vivre en ETANT.
Ce réalisme nous oblige à ne pas prétendre pouvoir changer le monde
alors que nous n’en avons ni les moyens ni la possibilité mais à l'habiter ; ce qui renvoie à l’essai déjà évoqué de Paul François Schira qui dans
son livre « la demeure des hommes
»[5]
nous invite à habiter le commun.
J’avoue avoir personnellement trouvé dans cet entretien une richesse d’analyse sur l’attitude que nous devons avoir face aux événements qui nous dépassent et dont nous nous demandons tous où et jusqu’où ils doivent nous conduire. Sagesse et courage sont les deux maîtres mots à retenir. S’inspirer des Grecs pour la première et, pour le second, par exemple d’un homme comme Alexandre Soljenitsyne dans son discours le déclin du courage[6].
Voilà un beau programme pour les simples citoyens que nous sommes. Un programme à notre portée; nous qui nous plaignons en permanence et nous demandons ce que nous pourrions faire!
Le
grand risque de cette période dans laquelle on nous fait juge de tout, dans
laquelle on nous transforme en législateur, en gouvernant n’est-il pas
précisément de nous leurrer sur la réalité de notre pouvoir et du coup de nous
faire démissionner par rapport à nos véritables responsabilités qui sont d’être, d’habiter le commun dans lequel nous vivons, de résister et ainsi d'accomplir à notre mesure à la mission qui nous incombe ?
Le vrai pouvoir des citoyens n’est-il pas d’exercer ses
facultés personnelles, premières, essentielles, fondamentales, plutôt que de s’échiner et s’entretenir
dans la prétention à changer un monde à un niveau auquel ils n'ont pas de maîtrise ?
Un vrai bain de jouvence et une belle source d'espérance!
[1] https://www.revue-elements.com/olivier-rey-un-penseur-de-taille/
[2] http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Tracts/L-Idolatrie-de-la-vie
[3] http://www.e-litterature.net/publier2/spip.php?article1022
[4] Plutarque,
Sur le vice et la vertu
[5] https://www.tallandier.com/livre/la-demeure-des-hommes/
[6] https://www.lesbelleslettres.com/livre/1409-le-declin-du-courage
Encourager le bonheur individuel et l’instant présent… cela ne participe-t-il pas au processus de déclin de notre civilisation ?
RépondreSupprimerCher Christian, je pense que tu m'as lu trop vite.... Il ne s'agit pas d'un CARPE DIEM politique! C'est une invitation à agir à un niveau d'efficacité afin d'apporter la seule vraie résistance au système qui se met en place...
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