Dans un monde politique en perte de références et certitudes faut-il proclamer ? Faut-il suggérer ? Quelle est la bonne méthode ?
Tel fut l’objet d’une récente discussion avec un ami très
cher. Nous allâmes au fond des choses avec franchise, dans la charité, sans
rien concéder de la vérité. Mon ami souligna que mes billets sont dans le registre de la
proclamation... Sous l’avocat guetterait le Dominicain, le «
chien de Dieu ». Vrai. Ai-je tort ? Fausse route ? Faut-il renoncer à
la proclamation pour mieux transmettre et être utile ? Au milieu de l’épais
brouillard est-il plus fécond de donner la priorité à l’argumentation ouverte
en forme de repères ? Proposer des pierres d’attente ?
Le débat n’est pas nouveau face à la déliquescence de nos
sociétés et à la crise de civilisation que nous traversons de l’avis quasi
unanime. Il nous occupe depuis que nous sommes en âge de réfléchir... Il divise
entre ceux qui à droite et chez les catholiques cherchent la martingale pour
gagner, emporter la victoire, fascinés et exaltés par le « Christus vincit »
des acclamations carolingiennes, et ceux plus pragmatiques qui veulent patiemment
recouper, recentrer, susciter... Que faire ? Que dire ? Comment le
dire ? Doit-on proclamer la vérité ? Quelle vérité ? Faut-il
intelligemment aider à en retrouver le chemin via des « turning
points » ? Se contenter de suggérer et de mettre nos concitoyens sur la
voie et les amener à progresser d’eux-mêmes ? Qui sommes-nous au fond pour
user de l’argument d’autorité alors et surtout que la relation sociale
verticale a été détruite et démonétisée ?
Ce dilemme nous angoisse et nous divise.
N’était-ce pas déjà celui de Marc Sangnier analysé par
Charles Maurras annonçant la déconfiture des catholiques modernistes ; celui
de la défaite de notre France qui dans le sang, les trahisons et les horreurs
des guerres de 39 – 45, d’Indochine ou encore d’Algérie a cru que notre
civilisation chrétienne pouvait encore jouer un rôle bénéfique. Défaite de
Robert Brasillach qui meurt sous les balles que de Gaulle, pourtant chrétien...,
n’a pas voulu lui épargner. Défaite d’Hélie de Saint Marc dont la vie nous fait
pleurer d’admiration et de tristesse mélangées. Défaite politique prévisible de
Zemmour après celles de Jean Royer, et Philippe de Villiers alors que Marine Le
Pen a déserté le cœur de la bataille. A-t-elle raison ? Défaite face à la
victoire écrite d’avance du mariage pour tous, ou de celle à venir de la légalisation
de l’euthanasie.... J’en passe.... Défaites... Désillusions ... Effondrement
d’un modèle... Nostalgie...Déchirure du tissu social chrétien par les ciseaux
de la révolution, des gnoses, des hérésies, des idéologies et de l’arrogance politique...
Les valeurs de la république sont devenues le mantra abstrait et abscons de
gestionnaires en recherche de majorités de circonstances au service d’intérêts
catégoriels.
On a beau faire, le monde a changé. La révolution est
passée par là. Plus encore, le naturalisme s’est installé dans les esprits de
manière durable. Modernisme quand tu nous tiens... Le monde n’est plus
chrétien. Le Syllabus est montré du doigt comme une survivance du soi-disant cauchemar
de l’inquisition. La civilisation s’est décousue comme un vieux tissu élimé.
Nous nous illusionnons, croyant qu’il serait possible d'y revenir. Mais ce tissu défait ne peut plus être rapiécé... Je pense à
l’évangile de St Matthieu (9.16 et 17) : « Personne ne coud un
morceau de tissu neuf sur un vieil habit, car la pièce ajoutée arrache une
partie de l’habit et la déchirure devient pire. On ne met pas non plus du vin
nouveau dans de vieilles outres, sinon les outres éclatent, le vin coule et les
outres sont perdues ; mais on met le vin nouveau dans des outres neuves, et le
vin et les outres se conservent ».
Si nous connaissons par cœur la maille et la trame du
tissu déchiré, si nous avons de vieilles outres dans nos caves, nous sommes
incapables d’identifier la possible confection de la pièce de tissu neuve et
n’avons pas la moindre idée des cépages et des assemblages du vin nouveau...
Nous avons peur de la nouveauté comme si elle était diabolique. Mais la vie est
une richesse, non ? On ne fait pas demain avec hier... bien qu’il faille
se nourrir de l’histoire et de ses leçons ; piège zemmourien, Zemmour à
qui Michel Onfray a si justement reproché de faire de la politique dans sa
bibliothèque. Dire que je chéris mes livres si nécessaires à la compréhension
de ce qui se passe... Nos bibliothèques ne doivent pas être des musées mais des
foyers incandescents d’une culture rayonnante... Comment ?
A quoi sert-il de s’enfermer dans les certitudes de
vérités relatives passées et dépassées ?... St Thomas d’Aquin nous a, me
semble-t-il, appris que si la loi naturelle ne change pas elle doit être
adaptée en permanence dans sa formulation et dans les modalités de sa mise en
œuvre, sans renier ce qui est essentiellement vrai. Car il ne s’agit pas de
faire notre la grande objection des modernes : « Autres temps, autres
mœurs, disent-ils. Ce qui était utile, nécessaire même dans les premiers
siècles de l’Église, ne l’est plus aujourd’hui. Les temps sont changés ; il
faut vivre avec son siècle. » Saint Paul leur répond : Jésus-Christ était hier,
il est aujourd’hui, et il sera le même aux siècles des siècles. Tertullien
ajoute : « le Verbe incarné s’appelle la vérité et non pas la coutume ». [1]
La vérité ne change pas. Trier le bon grain de l’ivrée... Savoir distinguer ce
qui est relatif et ce qui est éternellement vrai.... Retrouver la trame parfois
invisible du tissu social qui se fait et se défait...
Alors prolongeant notre discutatio nous nous interrogeons
sur ce que signifie la vérité définie comme « Adaequatio rei et
intellectus » ? Cette vérité qu’à l’heure du relativisme chacun s’est
appropriée sur fond de fausse tolérance. Et mon ami me fait remarquer que
« rei » c’est la réalité concrète, le « cas ». Il faut
arrêter de fantasmer, d’idéaliser notre relation au réel, de vouloir restaurer
ce qui est révolu sous la forme d’avant alors que la structure de la société est
à ce point déstructurée qu’elle ne peut que rejeter une greffe anachronique. Le
cas est nouveau. Il a changé. Le corps social n’est plus irrigué comme il put
l’être. Le sang ne circule plus. Car la trame ressemble à un
réseau sanguin.
Quelle est notre époque ? [Une époque et non une
période pour reprendre la juste distinction de Jean Maffesoli]. Pré-révolution ? Renaissance ?
Possible restauration ? Ou un objet post-civilisationnel non identifié ? Inédit.
Ceux qui sont censés être le sel de la terre, c’est-à-dire nous..., sont-ils
capables de comprendre ce concret « sui generis » et d’y faire fleurir une
civilisation revisitée ? Sachant qu’avant que les fleurs n’apparaissent il faut
du temps, de la patience, de l’observation, de l’amour et des soins.
C’est notre regard sur le monde et les autres qu’il faut changer…La
société a été chamboulée « cul par-dessus tête ». Nous l’oublions. Si
elle ne peut continuer de vivre ainsi au bord du gouffre elle ne peut pas renaître
selon un modèle idéal, prédéfini. Il n’y a pas de modèle social idéal. Le
« cas » n’est jamais identique. Si l’humanité répond aux exigences de
la loi naturelle les sociétés ne se reproduisent pas selon un calque.
Autre discussion... avec deux amis sur la morale et la
loi naturelle. Difficile. Pourquoi ? On ne se comprend pas... Nos
contemporains n’ont plus l’idée politique de la loi naturelle et du bien
commun. Notions devenues « hors sol ». La morale est dénaturée par le
subjectivisme, relativisée, à la merci des majorités d’un instant, changeantes.
Les mentalités de progrès ne la ressentent plus comme vitale. Ils n’y reconnaissent
plus l’objectivité nécessaire dans la complexité de la vie déstructurée du
XXI° siècle en perte de repères.
Car comme l’explique St Thomas l’homme acquiert la
connaissance et la maîtrise de la loi naturelle grâce à son intelligence mais à
la condition de mettre celle-ci humblement au service de la vérité, c’est-à-dire
de cette adéquation entre le concret observé et ce que notre esprit conçoit et
comprend en se mettant à l’écoute de l’intelligence divine qui anime le vivant.
Ne croyons-nous pas que Dieu nous a fait à son image ?
Ce tableau nous renvoie-t-il aux débuts de l’ère
chrétienne ? Ne dit-on pas que les symptômes de notre décadence seraient
de même nature que ceux de l’effondrement de l’empire romain ? Quelle
était la position de nos pères de la primitive Église ? Ils étaient face à un
monde qui n’était pas chrétien, qui ne voulait pas le devenir, qui ne voulait
pas qu’on le fût, et qui persécutait à outrance ceux qui s’obstinaient à
l’être. Et nous, ne sommes-nous pas en face d’un monde qui cesse d’être
chrétien, qui ne veut pas le redevenir, qui ne veut pas qu’on le soit, et qui
persécute tantôt par la ruse, tantôt par la violence, ceux qui s’obstinent à
l’être ?[2]
Comment faut-il s’y prendre pour refertiliser le réel révolutionné
et chamboulé ?
Comment recoudre ? Comment retrouver la trame du
tissu social qui permettra une fois de plus dans l’histoire de faire régner le
bien commun dans la diversité ? ... à moins que nous ne soyons aux portes
de l’Apocalypse auquel cas plus rien dans l’histoire ne dépendrait de nous....
« Rei et intellectus »...Telle est la
gageure ! Difficile mais exaltante. Donc : susciter, guider, éclairer. Nous sommes dans le politique. Ce qui est de l’ordre des moyens s'y démontre, s'y comprend, s'y justifie. Mon
très cher ami aurait-il raison ? Pour que la proclamation redevienne
possible faut-il commencer par recoudre patiemment, le regard tourné vers la
lumière ? Les hommes ont besoin d’adhérer. Pour adhérer il faut d’abord qu’ils
s’approprient les idées, les principes. Il faut mâcher, ingérer, digérer.
Plongé dans mes réflexions, regrettant la proclamation
qui m’est chère, étreint par une forme d’angoisse, soucieux de trouver la bonne
méthode, nourri d’espérance, je me dis qu’au fond le mal de notre époque c’est
l’oubli de l’économie du salut, de la bonne nouvelle que nous avons dissoute
dans un bain de relativité alors qu’elle nous a été historiquement et
objectivement révélée il y a 2 000 ans. Il y a de la coupe aux lèvres...Le
politique n’a de sens que dans la perspective de rendre possible ce qui relève
de l’au-delà du temps. En faire ressentir la nécessité. Ce que les modernes
appellent le bonheur est-il autre chose que la respiration de ce parfum d’absolu
? En réalité, ne leur en déplaise, l’homme aspire à l’éternité. Y aura-t-il
encore une place pour la proclamation ? Quand ? Comment ? Ne jamais
désarmer ni abandonner.
Délicate équation....
Semper idem !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Commentez cet article et choisissez "Nom/URL" ou Anonyme selon que vous souhaitez signer ou non votre commentaire.
Si vous choisissez de signer votre commentaire, choisissez Nom/URL. Seul le nom est un champ obligatoire.