Du TGV aux bois il n’y a qu’un pas. Il suffit de descendre du train… C’est ce que je viens d’avoir la chance de vivre ces derniers jours pour m’adonner à la passion de la chasse que j’entretiens épisodiquement dans la région du Nord grâce à des cousins et des amis accueillants.
La rupture est aussi totale que réelle ; elle fait
basculer du monde spectral décortiqué par Eric Sadin dans son dernier essai à
celui de Paul Vialar et d’Henri Vincenot. Deux univers étrangers même si certains
chasseurs d’habitude semblent ne plus en être conscients eux que je surpris pianotant
sur les écrans de leur iPhone à la rattente pendant la chasse, incapables de
déconnecter...paradoxe de la confrontation de deux mondes dont le second a des
armes que les acteurs du premier semblent ne pas voir et dont ils ne réalisent
pas combien elles le mettent en péril.
Je quittai donc l’univers feutré des êtres branchés
évoluant les uns à coté des autres comme des étrangers. Chacun y est enfermé
dans sa bulle hyper personnalisée, casqué d’écouteurs et plongé dans son monde
virtuel équipé d’un, deux, voire trois téléphones portables, d’un ordinateur
portable ou, parfois et …, d’une tablette. Chacun y est pris dans ses habitudes, ses
horaires, ses contraintes, ses échanges virtuels ; communication en direct
oblige ! J’en suis. Je subis et m’adapte, peut-être trop ; où est la
limite ? Jusqu’où faut-il aller ? Jusqu’où peut-on aller ? Eric
Sadin dont je relie le dernier essai sonne avec gravité le tocsin de notre
civilisation dénaturée par la réalité spectrale, virtuelle, pixellisée et
numérisée qui transforme le réel et dépossède l’humanité de son vital pouvoir
de création…
Et j’entrai dans la sphère de la convivialité naturelle,
de la terre, des animaux et de la complicité amicale autour de traques
respectueuses d’une nature identifiante et vivifiante.
La chasse n’est plus de mode. Elle est dénoncée par des
esprits protecteurs d’une nature qu’ils ne voient plus qu’à travers le prisme
de leurs présupposés idéologiques, de leur logos, de leurs instructions, de
leurs datas et des retours fracturés qu’ils en reçoivent directement des
intelligences artificielles qui structurent de plus en plus nos vies, nos
actions, nos créations et nos pensées.
J’ai donc replongé, l’espace d’un week-end, dans cet
univers nemrodien dont j’aime les traditions, le rythme, le parfum, les images,
les contraintes et les acteurs. Véritable électrochoc après le train à grande
vitesse ; le choc est violent tant le contraste est fort.
Cet univers a ses codes protecteurs et sécurisants autant
que traditionnels. Tout commence avec des rituels conviviaux et nécessaires,
structurants. Passé le café d’accueil qui vous récompense du trajet fait pour
venir au rendez-vous, c’est l’heure du rond pendant lequel les instructions,
conseils, recommandations et explications sont fournis dans un tempo qui n’a
rien de virtuel dans l’ambiance fébrile que les chiens ressentent et traduisent
avec leurs aboiements que leurs maîtres ont souvent du mal à faire taire.
Ensuite de quoi, chacun va à son poste ou à sa place dans
la traque, après s’être botté et équipé pour affronter les éléments parfois
contraires même si ce jour-là le soleil est de la partie. Les chiens s’impatientent.
Les armes sont chargées. La chasse démarre. Les coups de trompe ouvrent la traque
et donneront l’annonce des gibiers. Les chiens aboient. Les traqueurs crient. Tous
les gibiers de la forêt se présentent, ceux que l’on peut tirer comme ceux que
discipliné on regarde sans épauler. La forêt est en ébullition. Les tirs
déchirent l’atmosphère. En cette saison priorité au sanglier, au chevreuil que
personnellement je préfère admirer avec mes yeux, et aux faisans communs ou
vénérés avec leurs longues queues dont il faut devancer le vol pour espérer les
atteindre d’un tir plus instinctif qu’académique. Au détour d’un layon, arrêté
par un beau chien Drahthaar surgit enfin la reine des bois : la bécasse !
Mythique gibier aux astuces ancestrales qui ont berné toutes les générations de
chasseurs, à commencer par son fameux saut de crapaud (faux envol pour tromper
le chasseur) ; oiseau sauvage au vol fait de crochets toujours inattendus
qui donnent l’idée des mystères de la vie du fond des bois. La bécasse fait le
chasseur ! Un chasseur qui lui prélève ses plumes dites du peintre et son
plumeau en souvenir d’un prélèvement toujours chargé d’émotion.
La veille et le lendemain, moins cérémoniale il y eut la
chasse au bois ou en plaine entre amis et membres de la famille qui ont plaisir
à vous recevoir et vous faire partager le fruit de leur attention, de leurs soins et de leur
travail de toute une saison pour rendre possible la joie de la quête du gibier
sous les auspices de Diane. Les histoires sont les mêmes. On repart avec l’esprit
occupé par l’arrêt du chien qui vous a fait envoler ce faisan ou cette bécasse que
vous avez tué et que votre compagnon d’un instant rapporta à son maître qui
ensuite vous le remit comme un présent ; ou encore fixée par votre œil, qui n’a pas besoin d’un
Iphone, l’image du chien, toujours lui, à l’arrêt sur un lièvre au gite dont
vous percevez l’œil inquiet car il ignore que depuis quelques jours on n’a plus
le droit de le tirer et qu’il aura donc la vie sauve ; moment encore plus
précieux que s’il s’était conclu par un tir de prélèvement.
La chasse s’impose comme un univers chargé de passion et à l'abri de toute influence technologique. La vie n’y est pas spectrale. Ici le logos ne
fait pas le réel. Le réel contraint l’homme en même temps qu’il entretient son
imaginaire et sa capacité de création. L’homme s’y nourrit de ce parfum d’odeurs, d’images et de sons et de leur symphonie qui donnent un sens à ce loisir dont ses
détracteurs ne comprennent pas qu’il procède de l’union physique autant que
culturelle et civilisatrice entre l’homme et la nature.
Après trois jours passés dans cette ambiance qui rompt
avec nos modes de vies citadins et pixellisés je me retrouve dans mon TGV avec
les mêmes extraterrestres habitant le monde monitoré des robots à visage humain
de nos anciens romans de science-fiction devenus réalité.
Et si Eric Sadin avait raison ?
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