Avant de plonger dans la poésie de Péguy (ce que je n’ai fait jusqu’ici qu’incidemment) je veux revenir sur sa méthode, son état d’esprit, ses objectifs, son côté anarchiste, idéaliste, indomptable, exigent, sans concessions. Antimoderne?
(Image créée par IA)
Difficile à cerner Péguy n'était pas un homme de système. Ce fut un anticonformiste. Il n’avait l’esprit ni de chapelle, ni de parti. Tolérant mais pas libéralisant en ce sens que son amitié ou son amour des personnes ne lui fit jamais renoncer à son intransigeance en vérité et en justice. Daniel Halévy qui fut son ami et qui sans rancune nous a livré un magnifique « Péguy et les cahiers de la quinzaine » en fit notamment les frais…. Homme aux convictions ardentes, croyant déclaré, polémiste redoutable il était craint. Ses cahiers de la quinzaine furent le témoin de ses combats.
Essayons d’approfondir, de le passer au
crible des réactions qui sont venues à moi à ce stade de mes billets
hebdomadaires.
Péguy idéaliste?
L’idée qu’on se ferait d’un Péguy idéaliste est pour
le moins saugrenue pour quelqu’un qui s’est montré d’une dureté proverbiale
envers Kant (« le kantisme a les mains pures, mais il n’a pas de mains »). Kant
ne connaissait les choses qu’à travers les formes de son esprit ; Péguy, lui,
se soumet au réel. S’il a des idées, il a d’abord celle-ci : rester fidèle à ce
qui est, sans transiger avec l’exigence de vérité.
Intraitable il revient au texte, à l’événement, au
fait. D’où cette consigne devenue boussole :« Prenez le texte. Et qu’il n’y
ait rien entre vous et le texte. » Chez lui pas d’Idée majuscule qui
s’abattrait sur le réel pour l’aligner : il y a l’effort patient de lecture, la
vérification, l’expérience. Et la lucidité qui oblige à l’humilité : « Il
faut… recommencer de plano l’analyse… se méfier de soi. »
Il ne confond pas les ordres, ne compare pas des
choses incomparables, ne triche pas avec les mots ; il ne trahit pas la
réalité et la justice. D’ou la distinction entre «
mystique » (l’élan vivant d’une cause juste) et « politique » (sa gestion, ses
appareils, ses intérêts). Nous avons vu la semaine dernière quelle était la
profondeur et l’actualité du fameux « Tout commence en mystique et finit en
politique. »
Péguy homme de conviction ; trop convaincu ?
Essaya-t-il d’imposer ses idées et son point de vue de façon systématique ? Nous
vivons une époque où affirmer des convictions passe pour intolérant. La France
de Péguy mettait au contraire en présence des individus passionnés, prêts à se
battre pour leurs idées, pour la vérité, pour la justice, mais respectueux de
la personne de l’autre — sauf lorsque celui-ci transigeait avec la vérité ou la
justice. Toute la leçon de l’attitude de Péguy tient là : la fermeté, d’abord
envers soi et ensuite envers les autres, sans concessions, avec l’intelligence
pour témoin. S’il y a une vérité et une justice ne faut-il pas se battre pour qu’elles
triomphent ? Quand il fonde les Cahiers de la Quinzaine, il ne
promet pas une vérité confortable ; il promet un procès-verbal exact :« Les
journaux doivent donner… rien que des nouvelles vraies. » Le mot « vraies »
n’est pas un drapeau, c’est une règle : vérifier, citer, confronter. La foi de
Péguy ne le dispense pas de cette procédure — elle la radicalise. Il n’en fait
pas un catéchisme à imposer, mais une source de fidélité : rester au plus près
de ce qui est, fût-ce contre ses amis, fût-ce contre lui-même. La mystique en
tout ! Toujours la mystique !
Et quand il cogne, ce n’est pas pour imposer un
système : c’est pour dénoncer les abstractions qui prennent la place du monde, les arrangements avec la vérité.
Sa formule contre les raisonnements désincarnés a claqué comme un fouet :«
Le kantisme a les mains pures, mais il n’a pas de mains. ». Péguy veut des mains
intelligentes, animées par la droite raison pour tenir les textes, toucher le
réel, agir avec justice.
Péguy refusait-il la réalité, lui préférant un monde idéal conforme à sa morale et à sa mystique ?
Pas du tout ! La preuve : il part à la guerre avec fierté, sans chercher
à s’abriter derrière son âge ou ses charges de famille. Il ne refuse pas la
plus dure des réalités. Son attitude au combat et les circonstances de son
décès montrent qu’il fut dans une attitude d’adhésion et d’acceptation,
assumant pleinement sa mission et n’hésitant pas à se mettre en avant au risque
de mourir ; et il mourut.
Péguy fanatique ?
Romain Rolland alla jusqu’à lui
en faire le reproche au regard de ses passions, son nationalisme, sa mystique
républicaine par exemple. Péguy était un homme de convictions absolues, parfois
radicales, mais il ne prôna jamais le fanatisme comme système : son attachement
à la vérité, sa haine de l’antisémitisme et sa résistance aux dogmes figés
témoignèrent d’une pensée tourmentée, inquiète et exigeante, non d’un esprit
fanatique au sens usuel du terme.
Péguy anarchiste ?
Lucien Herr, qui était très
proche de Blum, de Jaurès et du Parti socialiste, reprocha à Péguy son refus de
se soumettre à la ligne officielle du Parti et à sa défense acharnée de la
liberté de pensée face au dogme partisan et lui déclara : « Nous
marcherons contre vous de toutes nos forces » . Péguy défendait la liberté individuelle et l’action personnelle contre tout
système idéologique fermé, mais il n’était pas anarchiste au sens strict du
terme politique ou doctrinaire : il rejetait toute forme d’unification
contraignante, croyait à une « harmonie dans la diversité » et se méfiait des
institutions trop rigides. Son engagement personnel pouvait ainsi être
interprété comme un refus de tout ordre imposé.
Ce feuilleton d’été n’a pas pour ambition de canoniser Péguy qui avait des défauts comme tout un chacun ; mais il n’en fit jamais des systèmes. Comme au sujet des convictions et de leur expression il faut admettre le droit de s’engager de manière entière et de mépriser tout relativisme, cette erreur moderne fondamentale. Notre relativisme voudrait nous refuser ce droit. C’est une erreur. Péguy ne l’acceptait pas. La lecture de ses écrits polémiques nous fournit l’occasion de vérifier qu’il est possible, aujourd’hui encore, d’affirmer sans dominer, de contester sans caricaturer, de croire sans imposer, au risque parfois de sembler excessif. Péguy vomissait les tièdes ; ce qui renvoie à l’Apocalypse (chapitre 3, verset 16) : « Mais parce que tu es tiède, et que tu n’es ni froid ni bouillant, je vais te vomir de ma bouche. »
Péguy nous invite à nous mettre à l’école de l’exigence,
en cela on peut le comparer à la philosophe Simone Weil dont je me suis déjà
fait l’écho de son refus des partie politiques qui pourrait bien au moins pour
partie avoir été inspiré par Péguy qu’elle ne connut pas mais qu’elle lut et
apprécia à sa juste valeur.
Tout ceci ne rime plus avec notre modernité avancée ;
mais au fond Péguy n’est-il pas un vrai moderne plutôt qu'un antimoderne ?
Un moderne qui ne cesse de protester contre la modernité.
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