Lire la poésie de Péguy c'est se laisser emporter par le souffle de sa mystique. Je m'explique.
(Image créée par ChatGPT).
Je ne suis pas un « spécialiste » de la poésie de Charles
Péguy, pas plus que des lettres classiques. C’est peut-être tant mieux ! Car on n’entre pas dans l’œuvre poétique de Charles Péguy avec des
analyses d’agrégé de lettres. Il faut oublier la technique et se mettre à l’écoute, sans barrières. Péguy demande de la disponibilité, du temps. On ne le goûte pas
comme un sonnet des Fleurs du mal ; on s’y plonge. Il faut apprendre à nager
dans une mer de vers, se laisser porter par le courant d’une pensée qui mêle
inspiration, prière et proclamation. La poésie de Péguy est une méditation. Une méditation permanente, renouvelée, récurrente,
persistante, insistante.
On a beaucoup glosé sur ses soi-disant « répétitions »
comme s’il s’agissait d’un défaut ou d’une faiblesse poétique alors qu’il s’agit
d’une technique d’écriture. Péguy procède par retours, variations,
parallélismes, anaphores qui transforment la redite en resurgement . À force de
revenir, les mots se chargent de sens et de mémoire ; la scansion devient
musique, presque liturgie. La poésie de Péguy, selon les analyses
contemporaines que rapporte Daniel Halévy, "développe d'immenses litanies
et paraît stationnaire, voire ennuyeuse", mais il s'agit en réalité de "répéter inlassablement une certaine structure verbale en l'environnant d'images
et de métaphores sans cesse renouvelées".
D’où le voisinage souvent relevé avec les psaumes :
non par imitation, mais par une amplification quasi rituelle qui installe la prière
dans le temps de l’écriture. La poésie de Péguy est une prière.
Techniquement, Péguy n’est pas de prime abord l’homme de
l’alexandrin classique, sauf dans « Eve » sur lequel je reviendrai
dans un autre billet. Il écrit surtout en versets — longues périodes rythmées,
héritières de la Bible — et en vers blancs (sans rimes), où l’anaphore fait
monter l’intensité. L’alexandrin affleure parfois, il surgit, comme une mesure
fantôme qui ponctue l’élan, mais c’est la prose rythmée qui mène la danse, et,
par endroits, une prose franchement poétique. Un assemblage hétéroclite d'une richesse originale.
Son écriture évoque l’image qui lui vient de sa rempailleuse de mère dont il admira et médita les gestes. Image qui renvoie à celle de la brodeuse qui cout de point en point, l’un lié à l’autre par reprises. Ses fameuses « tapisseries » ne sont pas qu’une métaphore : il s’est agi d’une technique de composition. Des fils sonores et sémantiques passent, disparaissent, réapparaissent ; horizontalement (la marche du récit) et verticalement (les échos de section en section). Le tableau n’est pas brossé d’un coup : il se tisse. Petit à petit le lecteur voit se dessiner dans son esprit l’image créée, inventée, par l’auteur.
On parle de Péguy « classique » parce qu’il revendique
l’exactitude et une tenue d’architecture ; on le dit « moderne » parce qu’il
libère le vers, agence les voix, greffe la foi sur le temps et l’histoire.
Classique et moderne à la fois ; hors de la modernité et de la mode. Affranchi et rigoureux.
Quant au fond, Sainte Jeanne d’Arc a une présence
capitale dans son œuvre (voir Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc), mais
elle dialogue avec Sainte Geneviève, Notre-Dame, la figure de la petite
Espérance (Le Porche du Mystère de la deuxième vertu), les Saints Innocents, et
surtout avec le peuple des humbles : mères, artisans, paysans. Il y fait parler ses Saints mais aussi Dieu et Jésus! Rien que cela! Une audace bénéfique dont le résultat permet de le suivre dans les méandres de sa vie intérieure. Sa poésie est
une vraie mystique de l’Incarnation : l’éternel s’éprouve dans l’ordinaire — la
Beauce, le blé, la pierre, l’eau, la fatigue du travail. Ces Saintes qui l’ont inspiré exercèrent un rôle
déterminant dans sa vie et dans son œuvre. Elles furent l’occasion de ses réflexions et de sa méditation, ses
modèles qu'il ne cessa d’approfondir. C’est ainsi qu’à mon sens il faut
recevoir leur omniprésence qui, dès lors, n’est pas lassante, bien au contraire.
Lire Péguy, c’est se soumettre à une discipline souple
: patience, disponibilité, et une forme d’abandon. Il ne s’agit pas d’imposer
ses catégories au texte, mais de se laisser porter par sa dynamique propre, résultat de cette écriture aussi profonde que travaillée et inspirée. Alors se
produit un miracle : la forme ne se contente plus d’illustrer l’idée, elle
jette un pont entre le monde de l’esprit et celui du temps. Elle mène à cette fameuse mystique qui irrigue les liens que notre auteur a toujours privilégiés
entre le temporel et le spirituel (cf mes précédents billets).
Pour commencer
(sans tout vouloir tout de suite)
- La ferveur dramatique : Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc.
- La vertu espérance (la « petite fille espérance ») : Le
Porche du Mystère de la deuxième vertu.
- L’art du tissage : la Présentation de la Beauce à Notre-Dame de
Chartres et les Tapisseries.
On y entendra ce qui fait l’unicité de Péguy : une poésie
de fidélité qui ne « commente » pas la foi ou l’histoire, mais les met en acte
dans le rythme même du langage.
Et en espérant vous mettre l’eau à la bouche, voici un
extrait de son « Hymne à la nuit » tiré du poème « Le Porche du
Mystère de la Deuxième Vertu ». Ce poème ouvert
par l’invocation « O Nuit, ô ma fille la Nuit » est un hymne solennel et
mystique où Péguy fait parler Dieu, célébrant la nuit comme un moment
d’apaisement et de paix pour l’humanité inquiète.
Synthèse de la modernité et de la tradition, encore…
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