dimanche 10 août 2025

MON ÉTÉ AVEC CHARLES PEGUY (5) : « Mystique et politique ».

Autant citée que mal comprise la phrase « Tout commence en mystique. Tout finit en politique. »  a trop souvent été brandie de manière automatique au risque d’être réduite à un poncif. 



Charles Péguy n’a jamais pontifié. De sa part il s’agit d’un diagnostic existentiel, d’une réflexion spirituelle, d’une méditation sur le destin aussi fragile que tragique des engagements humains.

Par cette dialectique Péguy illustrait le drame de la modernité : la perte progressive du sens, du souffle, au profit de l’efficacité ou de la gestion. Il en vécut le sens violemment avec l’affaire Dreyfus dont les blessures ne furent jamais refermées.

Essayons de le bien comprendre.

Il faut tout d’abord s’entendre sur les termes.


La politique.

Pour Péguy la politique qu'il entendait ici était une activité institutionnelle, politicienne. Elle le déçut. Ses acteurs furent infidèles. Priorité au pragmatisme. C'est en tous les cas le constat qu'il fit. Pour autant il ne méprisait pas la politique qui est bien évidemment un art nécessaire et dont il aurait tant voulu qu'elle fût à la hauteur de ce qu'il souhaitait et attendait dans l'intérêt de la France.


La mystique.

La mystique est devenue un concept extrêmement large manquant de précision. Nous en avons une approche faussement et subjectivement spirituelle. Pour Péguy il s'agissait d'une notion centrale que l'on ne doit pas détacher du couple entre le spirituel et le temporel dont j'ai déjà souligné combien pour lui il était fondateur. Au fond chez Péguy la mystique avait quelque chose du feu intérieur, de la fidélité initiale, du souffle, de la structure personnelle de l'homme, de ses engagements et de sa vie.

Pour bien comprendre ce qu’est la mystique pour Péguy il faut se reporter par exemple à « Notre jeunesse » ou évoquant son ami Bernard-Lazare il écrivit :

« Il avait de l'amitié non pas une idée mystique seulement, mais un sentiment mystique, mais une expérience d'une incroyable profondeur, une épreuve, une expérience, une connaissance mystique. Il avait cet attachement mystique à la fidélité qui est au cœur de l'amitié. Il faisait un exercice mystique de cette fidélité qui est au cœur de l'amitié. Ainsi naquit entre lui et nous cette amitié, cette fidélité éternelle, cette amitié que nulle mort ne devait rompre, cette amitié parfaitement échangée, parfaitement mutuelle, parfaitement parfaite, nourrit de la désillusion de toutes les autres, du désabusement de toutes les infidélités. Cette amitié que nul mort ne rompra. »

Quoi de plus profond, sincère et authentiquement humain ? C'est Péguy…


La distinction.

Péguy insiste pour qu’on ne confonde pas le plan de la mystique et celui de la politique. Pour lui il est malhonnête de comparer la mystique d’un camp avec la politique de l’autre – procédé rhétorique courant dans les querelles partisanes – car c’est mélanger les ordres de grandeur. « Il ne faut pas comparer une mystique à une politique », tranche-t-il, car ce serait opposer la hauteur des principes d’un côté à la bassesse des manœuvres de l’autre.

Chaque camp a sa mystique et sa politique, et la politique, quel que soit le drapeau qu’elle brandit, reste pour Péguy une réalité profane, intéressée et transitoire, qui recouvre tôt ou tard l’élan sacré des débuts.

Il ne dit pas que la politique détruit la mystique, il dit qu’elle en est la conséquence inévitable, mais appauvrissante.

Pire: elle se moque delle. Mais elle en vit.

«La politique se moque de la mystique, mais cest encore la mystique qui nourrit la politique même.»

On retrouve l’idée dans « ÈVE »:

« Et ce ne sera pas leurs basses politiques 

Qui nous emporteront dans un dernier fossé.

Et ce ne sera pas leurs similar mystiques

Qui nous emporteront dans un dernier passé.


Et ce ne sera pas leurs honteuses tactiques

Qui nous emporteront dans un dernier assaut.

Et ce ne sera pas leurs vaines balistiques 

Qui nous feront sauter dans un dernier ressaut. »


Une loi générale de l’histoire.

Péguy élargit son propos:

« Quand on voit ce que la politique cléricale a fait de la mystique chrétienne, comment s’étonner de ce que la politique radicale a fait de la mystique républicaine ». 

Ainsi compare-t-il l’évolution du christianisme (passé de la sainteté des apôtres à l’Église institutionnelle mêlée aux intrigues politiques) et celle de la République (passée de l’héroïsme révolutionnaire à la politique parlementaire souvent opportuniste). Le diagnostic est sans appel : aucune mystique n’échappe à sa dégénérescence. Les saints fondateurs laissent place aux clercs administrateurs, les héros aux politiciens, la foi vivante à la routine, et l’esprit se refroidit en lettre.

Son attachement quasi obsessionnel à Jeanne d’Arc s’éclaire aussi par cette grille de lecture : la passion de la Pucelle est celle d’une mystique intégrale affrontée à des hommes institutionnels. Illustration de la dilution de la mystique en politique et du conflit qui surgit entre un être qui incarne sa mystique de manière intégrale et totale face à une institution ou à des politiques qui n'en ont cure. Et au fond, la mort de Charles Péguy en héros à la guerre  n'est-elle pas aussi l'illustration de sa fidélité ultime dans cette mystique fondamentale face à un monde qu'il met au défi ?


Péguy et Machiavel.

Un parallèle m’a semblé utile même si je n’en ai pas trouvé la trace dans les nombreux commentaires que j’ai lus. On pourrait croire Péguy en opposition frontale avec Machiavel. Mais ce n’est pas si simple.

Malgré leur apparente opposition tous deux admettent qu’une entreprise humaine, même fondée sur les idéaux les plus élevés, finit par se confronter aux réalités du pouvoir, de la gestion, de l’organisation et, parfois, de la compromission. Péguy ne niant pas le besoin de la politique.

La différence est décisive :

  • Pour Péguy, la politique dégrade la mystique ; c’est un drame spirituel qui appelle à renouer sans cesse avec le souffle premier.
  • Pour Machiavel, la politique est une sphère autonome, affranchie des exigences morales ; la dégradation des idéaux est un fait naturel et inévitable.

Mais pour autant Péguy n’est pas l’anti-Machiavel. Il se situe en amont, rappelant la dette de la politique envers la mystique fondatrice. Machiavel se place en aval, réfléchissant à la manière de gouverner au-delà de l’élan initial.

Péguy cherche la pureté, la fidélité, l’authenticité ; ces valeurs sont en contradiction avec celles sur lesquelles se fondent la politique des politiciens ; terme qu’il fut je crois l’un des premiers à utiliser. Il inventera même dans « Ève » le mot extraordinaire de gouvernateur !

Péguy a décliné cette dialectique de la mystique et de politique à maintes reprises.

« Toute mystique est créancière de toutes politiques ».

Et encore : « La politique se moque de la mystique, mais c'est encore la mystique qui nourrit la politique même. »


Pour conclure, quelles leçons ?

Nous vivons sans doute l’acmé de la dégradation de la mystique, sa disparition progressive, son remplacement par la gestion, la communication, l’administration des choses. Viendra peut-être un temps où la mystique reprendra ses droits, portée par des héros ou des saints. Mais les obstacles seront les mêmes que ceux qu’affrontait Péguy. Ils viendront du parti des intellectuels « amystiques » car:

« Le débat n’est pas entre les héros et les saints ; le combat est contre les intellectuels, contre ceux qui les méprisent également. »

Sans mystique, la politique devient cynique.

Sans politique, la mystique est impuissante. Elle relève du témoignage et de la symbolique.

L’enjeu est de préserver, coûte que coûte, le lien qui les unit  car le spirituel couche bien dans le lit du temporel et le temporel ne peut pas résister au temps sans la mystique qui est la racine du spirituel.

Illustration dans « Ève »:

« Car le surnaturel est lui-même charnel

Et l’arbre de la grâce est enraciné profond 

Et plonge dans le sol et cherche jusqu’au fond

Et l’arbre de la grâce est lui-même éternel.


Et l’éternité même est dans le temporel

Et l’arbre de la grâce est raciné profond

Et plonge dans le sol et touché jusqu’au fond

Et le temps est lui-même un temps intemporel. »


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