dimanche 3 août 2025

MON ETE AVEC CHARLES PEGUY (4): LA DENONCIATION DU MODERNISME ET DU PROGRESSISME.

Péguy est un radical - non pas en politique - de la pensée et de l’écriture ; radicalité d’autant plus puissante qu’il vit ce qu’il pense et qu’il pense ce qu’il vit … Avant de mourir en héros, conformément à ce qu'il avait écrit et pensé il mena son combat littéraire et politique - car s'en fut une - dans les cahiers de la quinzaine qu'il porta à bout de bras au prix de lourds sacrifices financiers.


Dans mon dernier billet, je vous proposais un aperçu du rôle que Charles Péguy attribua à l’argent et à la bourgeoisie dans la formation du monde moderne. Je vous invite logiquement ce soir à prolonger notre propos avec sa dénonciation du modernisme.

Charles Péguy considère que l'argent a façonné l'ère moderne, qu'il est quelque part le cœur du modernisme et de ce qu'il a ressenti comme étant son anéantissement spirituel.

« Je l'ai dit depuis longtemps. Il y a le monde moderne... Pour la première fois dans l'histoire du monde les puissances spirituelles ont été toutes ensemble refoulées non point par les puissances matérielles mais par une seule puissance matérielle qui est la puissance de l'argent... pour la première fois dans l'histoire du monde, l'argent est maître sans limitation ni mesure. »

Fidèle à son tempérament entier, Péguy perçoit le modernisme de tout son être comme une grande coupure ; non un simple changement d’époque, mais une fracture anthropologique, où la puissance spirituelle, pour la première fois, est refoulée par la puissance matérielle, à travers l’argent. Car Péguy demeure me semble-t-il le poète de la déchirure entre l’esprit et la matière, entre le spirituel et le temporel alors que selon sa formule définitive « le spirituel couche dans le lit de camp du temporel »...

Avant Péguy et après Péguy le progressisme fut analysé, décortiqué, disséqué ; mais jamais il ne fut saisi avec autant de profondeur, de radicalité et d'intelligence que chez lui. Sa caractéristique en tant qu’écrivain est de ne jamais procéder par intellectualisme ; ne condamne-t-il pas d'ailleurs les intellectuels comme étant précisément les responsables du progressisme qu'il dénonce ? Tout se tient toujours chez lui…

Péguy leur reproche de vouloir « exercer un gouvernement spirituel » et d’imposer leur métaphysique ou leur vision du progrès à l’ensemble de la société, démarche au cœur de sa dénonciation du progressisme abstrait et de la coupure moderne. Il leur fait le grief d’enfermer les hommes dans le rejet et le refus de toute interrogation métaphysique…. “Quand donc auronsnous enfin la séparation de la métaphysique et de l’état ?” récusant ainsi le fait que sous couvert de neutralité, de fausse laïcité, l’état empêche de penser et de vivre selon sa pensée. Illustration :

« Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin. Le monde des intelligents, des avancées, de ce qui savent, de ceux à qui on n’en remontre pas, de ceux à qui on n'en fait pas accroire. Le monde de ceux à qui on a pu rien à apprendre. Le monde de ceux qui font le malin. Le monde de ceux qui ne sont pas des dupes, des imbéciles. Comme nous. C’est à dire le monde de ceux qui ne croient à rien, pas même à l'athéisme, qui ne se dévouent, qui ne se sacrifient à rien. Exactement le monde de ceux qui n'ont rien. »

Et encore : « Il y a des intellectuels partout et il y a des intellectuels de tout. C’est-à-dire : il y a une immense tourbe d’hommes qui sentent par sentiments tout faits, dans la même proportion qu’il y a une immense tourbe d’hommes qui pensent par idées toutes faites. »

Et dans "Notre jeunesse": "Le débat n'est pas entre les héros et les saints; le combat est contre les intellectuels, contre ceux qui méprisent également les héros et les saints".

Une remarque: il faut avoir à l'esprit que pour Péguy les intellectuels sont ceux qui ont perdu le fil et qui par esprit de système confondent spirituel et temporel, mystique et politique. Il les identifie par exemple dans le monde universitaire, les opposant aux instituteurs qui continuaient alors de transmettre la culture nationale respectueuse de ces nécessaires distinctions. Un siècle plus tard la tableau n'a pas changé; il s'est même accentué… 

Chez Péguy, la modernité n’est donc pas condamnée parce qu’elle serait neuve, mais parce qu’elle s’accompagne d’une stérilité et d’un épuisement sans renouveau : « Cette pourriture était pleine de germe […]. Nous avons aujourd’hui cette sorte de promesse de stérilité. » Le vrai progrès est enraciné, il suppose une fidélité, non une ivresse d’innovation perpétuelle.

Péguy distingue d’ailleurs la modernité qui continue et celle qui coupe.

Les longs développements de « Notre jeunesse » sont particulièrement révélateurs de la pensée de Charles Péguy sur l’histoire, le progrès et l’espérance. Contrairement aux prophètes de fin du monde ou aux partisans d’un pessimisme stérile qui, au début du XX siècle, voyaient dans la modernité laccomplissement dune décadence irréversible, Péguy refuse de céder à la tentation du désespoir. « Vous ne trouverez jamais chez moi le moindre goût de la décadence, le moindre abandon, la moindre résignation. » (Notre jeunesse) Il ne pense pas que nous serions à la « fin de l’histoire », ni que toute possibilité de salut serait close par la domination du modernisme ou de l’argent.

Au contraire, et c’est là l’un des axes majeurs de sa pensée, Péguy refuse la vision d’une histoire linéaire, uniquement orientée vers un progrès nécessaire ou inéluctable. Il s’oppose à ce qu’il nomme la métaphysique du progrès historique, cette croyance selon laquelle l’humanité avancerait mécaniquement vers un avenir forcément meilleur : « Il y a deux sortes de révolutionnaires : ceux qui croient que tout commence aujourd’hui, et ceux qui savent que rien ne commence, que tout recommence. » (Clio) Pour lui, l’histoire n’est pas un fleuve irrésistible, mais une aventure humaine toujours fragile, où la fidélité aux sources et la possibilité d’un recommencement sont premières.

C’est là le fondement de son espérance. Si la modernité marquée par la stérilité spirituelle, le règne de l’argent et la perte de la mystique, est chez lui l’objet d’une critique radicale, il ne la croit pas pour autant irréversible. Péguy est convaincu que l’homme peut toujours retrouver le fil de l’histoire, renouer avec un passé vivant, avec cette tradition qui féconde l’avenir. Ce refus de l’irréversibilité du mal, ce pari sur la possibilité du renouveau, s’enracine profondément dans son christianisme fondamental - lui le "reconverti" - sa poésie de l’espérance : il s’agit moins pour lui de restaurer un âge d’or disparu que de « reprendre la ligne droite coupée par le modernisme » – de rouvrir l’accès à ce qui, dans l’histoire des hommes, reste toujours offert à la conversion, à la fidélité, à l’espérance.

Ainsi, loin de toute résignation, Péguy pense que le « mauvais progrès » n’a pas le dernier mot. Il rappelle que le destin de l’histoire n’est jamais fixé, et qu’il appartient à chaque génération de retrouver, contre la stérilité moderne, le chemin de l’élan et de la foi, tant personnelle que collective. Même si :

“La dissolution de l’empire Romain… n’était rien en comparaison de la dissolution de la société présente… Il y avait … plus de vice. Mais il y avait aussi infiniment plus de ressources … Cette pourriture était pleine de germe. Il n’avait pas cette sorte de promesse de stérilité que nous avons aujourd’hui.”

Il oppose ainsi le déclin sombre de l’Antiquité — certes violent — à la modernité : une époque qui s’acharne à produire un vivant stérile. L’élan vital, jadis porteur de germes et d’espérance, est remplacé par une démocratie passive, vouée à la reproduction du même. C’est là le mauvais progrès : épuisement interne, ruine ontologique. Il y a chez Péguy un éternel balancement, jamais coupé de l'espérance.

Progressisme, non! Espérance, oui! 

Nous reviendrons sur le poète de la petite fille espérance. Mais avant cela nous essaierons de bien comprendre le fameux "tout commence en mystique et finit en politique"...

5 commentaires:

  1. Puisse t il avoir raison !

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  2. La lutte du Mal existe dès le début du monde et elle adapte son combat en fonction des armes dont elle dispose et qui deviennent de plus en plus blessantes pour l'humanité ! Et ce n'est malheureusement pas fini ! Gardons bien notre cœur à l'abri du Malin !

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  3. Péguy penserait peut-être que nous sommes à la fin du capitalisme cf " le monde confisqué " essai sur le capitalisme de le finitude d'Arnaud Orain

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  4. Si chaque génération peut redonner souffle à l’Histoire, encore faut-il qu’y. Étendard surgisse et soit porté par une personnalité rassembleuse…
    CR

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  5. (…) qu’un étendard surgisse (…)

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