Le monde de
réseaux dans lequel nous vivons recèle bien des paradoxes. L’un d’entre eux est
souligné par Sylvain Tesson dans « Un été avec Homère »[1],
merveilleux livre dont je vous recommande la lecture.
On y lit ceci : « les réseaux sociaux sont des entreprises de
désagrégation automatique de la mémoire. Aussitôt postée, l’image est oubliée… ».
Et l’auteur de souligner qu’aucun héros grec n’a besoin d’un site Internet.
Tout passe… rien ne reste… Et pourtant, comme le relève Louise Merzeau dans une
conférence donnée dans le cadre du colloque de la chaire du collège des
Bernardins sur le numérique « on ne peut
plus ne pas laisser de traces, c’est-à-dire que non seulement ces traces sont
d’une nature nouvelle, inédite, mais surtout que ce n’est plus option,
c’est-à-dire qu’on ne peut plus décider a priori de ne pas laisser de traces.
Cela génère toute une série d’inversions et c’est en ce sens
qu’anthropologiquement, il y a un saut qualitatif et notamment une inversion
entre mémoire et oubli, dans la mesure où jusqu’à l’avènement du numérique,
l’homme devait faire des efforts, des dépenses, développer une intention, un
projet et une technologie pour garder des traces. Au fond, ce qui était donné,
c’était l’oubli, c’était le fait que son activité disparaissait avec le temps
et avec sa propre mort »[2].
Qui a raison
? A quoi sommes-nous confrontés ? Est-ce une contradiction ? Ou un paradoxe
révélant la perversité du système réseautique ?
D’un côté,
rien de ce que nous faisons, de ce que nous disons, de ce que nous écrivons,
peut-être demain de ce que nous penserons, n’est oublié. Et d’un autre côté, la
mémoire en tant qu’elle structure notre être, dans et par la culture, a disparu
de nos vies ou tend à en disparaître. C’est ce que veut dire Sylvain Tesson. Du
temps où les outils technologiques n’existaient pas, nous avions de la mémoire.
Nous gardions ce qui nous avait été légué et transmis. Rappelez-vous le film « La
tête en friche »[3], et cette
réplique merveilleuse de Geneviève Casadesus à Gérard Depardieu « nous sommes tous des passeurs »…
Ainsi, nous
n’avons plus droit à l’oubli mais nous perdons la mémoire. Tout reste et
l’essentiel passe.
Nos êtres en
expositions narcissiques laissent des traces indélébiles dans les réseaux.
Sylvain Tesson caricature Marc Zuckerberg comme étant « l’inventeur de la
version numérique de la flaque d’eau de Narcisse ». Mais les réseaux ne
recherchent pas ce qui dure, ni ce qui reste vraiment, de manière fondamentale,
essentielle… Ils ne recherchent que nos « moi » en surexposition
existentialiste et consumériste. Le temps, avec l’oubli, ce filtre de la sagesse
ne peut plus remplir son office, permettre d’éliminer l’accidentel pour
retrouver le sens et l’identité. Les réseaux ne transmettent rien. Ils
inscrivent tous nos faits et gestes sur un disque dur ; tous les détails,
sans distinction, sans faire de tri, sans laisser de place à l’œuvre de l’humain
dans le quotidien pour préparer l’avenir.
Voilà l’un
des aspects du défi que nous lance le système technologique numérique. A cet égard la lecture d’Homère ne peut que
nous être d’une grande utilité, ainsi que Sylvain Tesson nous y invite.
[1] https://www.amazon.fr/%C3%A9t%C3%A9-avec-Hom%C3%A8re-Sylvain-Tesson/dp/284990550X/ref=sr_1_1?ie=UTF8&qid=1527454187&sr=8-1&keywords=un+%C3%A9t%C3%A9+avec+hom%C3%A8re
[2] https://media.collegedesbernardins.fr/content/pdf/Recherche/7/chaire-2015-17/2015_09_23_Chaire_Numerique_sy.pdf
[3] https://www.youtube.com/watch?v=QK2LG7qF9rw
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