Jean de LA FONTAINE est notre ami. Il a écrit en ami. Il a eu des amis. Il sut entretenir des amitiés fidèles et durables malgré les itinéraires individuels de chacun. Fidèle à ses convictions et à ses engagements il sut apprécier la valeur l'amitié comme sa fragilité malgré les turbulences de la vie.
Comme je l’ai déjà écrit les morales de ses fables ne
sont jamais l’occasion pour lui de nous "faire la morale". Il peint ce qu’il
perçoit, le fruit de son analyse. D’où les nuances, les paradoxes, les
apparentes contradictions de ses morales qui ne sont que le reflet de la
réalité des vies croisées, partagées et observées… LA FONTAINE décortique ici l’amitié vécue.
Alors que nous prenons le risque de galvauder l’amitié en la
distribuant à tout bout de champ notamment sur les
réseaux sociaux - que devient-elle? - dans PAROLE DE SOCRATE notre fabuliste nous fait réfléchir à sa
véritable nature, à ses incertitudes comme à sa fragilité :
« Chacun se dit
ami ; mais fol qui s'y repose :
Rien n'est plus
commun que ce nom,
Rien n'est plus rare
que la chose. »[i]
Difficile amitié!
Et dans L’OURS ET L’AMATEUR DES JARDINS il attire notre attention sur le fait que l’ami, difficile élu, peut aussi être un faux ami si par ignorance il fait montre d’une prévenance zélée, trop zélée. Ignorance…. LA FONTAINE évoque la sottise : « Et bien qu'on soit à ce qu'il semble/ Beaucoup mieux seul qu'avec des sots », celle de l’ours qui ici, voulant le bien de son ami lui écrase la tête avec un caillou pour le débarrasser d’une mouche insistante et persistante ! Et oui :
« Rien n'est si
dangereux qu'un ignorant ami ;
Mieux vaudrait un
sage ennemi. »[ii]
Toutefois nous dit-il ailleurs l’amitié est également fragile. A cause de la diversité des humains ? Parce qu’elle unit des êtres différents, divergents, aux convictions comme aux intérêts parfois opposés ? Parce qu’elle est la rencontre unique inattendue, improbable d’êtres concurrents, jaloux, regardants, toujours vindicatifs ou haineux ? D’où la nécessité de ne pas aller trop loin dans le commerce amical, de ne pas provoquer ni susciter les discussions, les mises en commun, les échanges, les partages quand on n’est pas certain de la réelle communion de ceux qu’on unit. Avoir l’intelligence de ne pas la fragiliser en l'exposant aux risques de cette "hommerie" qui couve en chacun de nous…Aussi avec clairvoyance lance-t-il dans LE CHAT ET LES DEUX MOINEAUX :
« Entre amis, il ne faut jamais qu'on s'abandonne
Aux traits d'un courroux sérieux ».[iii]
La difficulté d’entretenir une amitié fragile et toujours exigeante conduit certains à se refermer sur eux-mêmes, très égoïstement. Voilà qui nous intéresse, nous que tente la facilité du repli sur soi! Jean de LA FONTAINE illustre cette tentation dans L'ALOUETTE ET SES PETITS AVEC LE MAITRE D'UN CHAMP - était-il désabusé quand il écrivit cette fable? - avec ce vers:
« Il n'est meilleur ami ni parent que
soi-même. »[iv]
En réalité je pense qu'il ne partageait pas ce constat qui vide l’amitié
de son sens. Il s'agit d'un trait d'analyse froide en forme d'alerte, très vite contre balancé dans la merveilleuse fable des deux amis. Car force est de reconnaître que l'amitié est un bien
précieux par sa délicatesse, précisément lorsqu’elle est affranchie de tout
égoïsme. Voici donc la morale dans LES DEUX AMIS :
« Qu'un ami
véritable est une douce chose !
Il cherche vos
besoins au fond de votre cœur ;
Il vous épargne la
pudeur
De les lui découvrir
vous-même.
Un songe, un rien,
tout lui fait peur
Quand il s'agit de ce
qu'il aime. »[v]
A-t-on jamais écrit quoi que ce soit d’aussi beau sur
l’amitié ?
Avec ces quelques paradoxes notre fabuliste nous propose
des tableaux qui sont autant de morceaux d’un puzzle qu’il nous offre la possibilité de
reconstituer afin d'avoir une vision critique de cette si précieuse et si versatile amitié, source de
tant de désillusions comme de tant de joies !
LA FONTAINE cet ami clairvoyant…
[i] PAROLE
DE SOCRATE
Socrate un jour faisant bâtir,
Chacun censurait son ouvrage :
L'un trouvait les dedans, pour ne lui point mentir,
Indignes d'un tel personnage ;
L'autre blâmait la face, et tous étaient d'avis
Que les appartements en étaient trop petits.
Quelle maison pour lui ! L'on y tournait à peine.
Plût au ciel que de vrais amis,
Telle qu'elle est, dit-il, elle pût être pleine !
Le bon Socrate avait raison
De trouver pour ceux-là trop grande sa maison.
Chacun se dit ami ; mais fol qui s'y repose :
Rien n'est plus commun que ce nom,
Rien n'est plus rare que la chose.
[ii] L’OURS
ET L’AMATEUR DES JARDINS
Certain Ours montagnard, Ours à demi léché,
Confiné par le sort dans un bois solitaire,
Nouveau Bellérophon vivait seul et caché :
Il fût devenu fou ; la raison d'ordinaire
N'habite pas longtemps chez les gens séquestrés :
Il est bon de parler, et meilleur de se taire,
Mais tous deux sont mauvais alors qu'ils sont outrés.
Nul animal n'avait affaire
Dans les lieux que l'Ours
habitait ;
Si
bien que tout Ours qu'il était
Il vint à s'ennuyer de cette triste vie.
Pendant qu'il se livrait à la mélancolie,
Non loin de là certain vieillard
S'ennuyait aussi de sa part.
Il aimait les jardins, était Prêtre de Flore,
Il
l'était de Pomone encore :
Ces deux emplois sont beaux. Mais je voudrais parmi
Quelque doux et discret ami.
Les jardins parlent peu, si ce n'est dans mon livre ;
De
façon que, lassé de vivre
Avec des gens muets notre homme un beau matin
Va chercher compagnie, et se met en campagne.
L'Ours porté d'un même dessein
Venait de quitter sa montagne :
Tous deux, par un cas surprenant
Se
rencontrent en un tournant.
L'homme eut peur : mais comment esquiver ; et que faire
?
Se tirer en Gascon d'une semblable affaire
Est le mieux. Il sut donc dissimuler sa peur.
L'Ours très mauvais complimenteur,
Lui dit : Viens-t'en me voir. L'autre reprit :
Seigneur,
Vous voyez mon logis ; si vous me vouliez faire
Tant d'honneur que d'y prendre un champêtre repas,
J'ai des fruits, j'ai du lait : Ce n'est peut-être pas
De nosseigneurs les Ours le manger ordinaire ;
Mais j'offre ce que j'ai. L'Ours l'accepte ; et
d'aller.
Les voilà bons amis avant que d'arriver.
Arrivés, les voilà se trouvant bien ensemble ;
Et
bien qu'on soit à ce qu'il semble
Beaucoup mieux seul qu'avec des sots,
Comme l'Ours en un jour ne disait pas deux mots
L'Homme pouvait sans bruit vaquer à son ouvrage.
L'Ours allait à la chasse, apportait du gibier,
Faisait son principal métier
D'être bon émoucheur, écartait du visage
De son ami dormant, ce parasite ailé,
Que nous avons mouche appelé.
Un jour que le vieillard dormait d'un profond somme,
Sur le bout de son nez une allant se placer
Mit l'Ours au désespoir ; il eut beau la chasser.
Je t'attraperai bien, dit-il. Et voici comme.
Aussitôt fait que dit ; le fidèle émoucheur
Vous empoigne un pavé, le lance avec roideur,
Casse la tête à l'homme en écrasant la mouche,
Et non moins bon archer que mauvais raisonneur :
Roide mort étendu sur la place il le couche.
Rien n'est si dangereux qu'un ignorant ami ;
Mieux vaudrait un sage ennemi.
[iii] LE
CHAT ET LES DEUX MOINEAUX
Un Chat, contemporain d'un fort jeune Moineau,
Fut logé près de lui dès l'âge du berceau.
La Cage et le Panier avaient mêmes Pénates.
Le Chat était souvent agacé par l'Oiseau :
L'un s'escrimait du bec, l'autre jouait des pattes.
Ce dernier toutefois épargnait son ami.
Ne
le corrigeant qu'à demi
Il se fût fait un grand scrupule
D'armer de pointes sa férule.
Le
Passereau, moins circonspec,
Lui donnait force coups de bec ;
En
sage et discrète (2) personne,
Maître Chat excusait ces jeux :
Entre amis, il ne faut jamais qu'on s'abandonne
Aux traits d'un courroux sérieux.
Comme ils se connaissaient tous deux dès leur bas âge,
Une longue habitude en paix les maintenait ;
Jamais en vrai combat le jeu ne se tournait ;
Quand un Moineau du voisinage
S'en vint les visiter, et se fit compagnon
Du pétulant Pierrot et du sage Raton ;
Entre les deux oiseaux il arriva querelle ;
Et
Raton de prendre parti.
Cet inconnu, dit-il, nous la vient donner belle
D'insulter ainsi notre ami ;
Le Moineau du voisin viendra manger le nôtre ?
Non, de par tous les Chats ! Entrant lors au combat,
Il croque l'étranger. Vraiment, dit maître Chat,
Les Moineaux ont un goût exquis et délicat.
Cette réflexion fit aussi croquer l'autre.
Quelle morale puis-je inférer de ce fait ?
Sans cela, toute fable est un œuvre imparfait.
J'en crois voir quelques traits ; mais leur ombre
m’abuse,
Prince, vous les aurez incontinent trouvés :
Ce sont des jeux pour vous, et non point pour ma Muse ;
Elle et ses sœurs n'ont pas l'esprit que vous avez.
L'ALOUETTE ET SES PETITS AVEC LE MAITRE D'UN CHAMP
Ne t'attends
qu'à toi seul : c'est un commun proverbe.
Voici comme Esope le mit
En
crédit :
Les alouettes
font leur nid
Dans les blés, quand ils sont en herbe,
C'est-à-dire environ le temps
Que tout aime et que tout pullule dans le monde,
Monstres marins au fond de l'onde,
Tigres dans les forêts, alouettes aux champs.
Une pourtant de ces dernières
Avait laissé passer la moitié d'un printemps
Sans goûter le plaisir des amours printanières.
À toute force enfin elle se résolut
D'imiter la nature, et d'être mère encore.
Elle bâtit un nid, pond, couve et fait éclore,
A la hâte : le tout alla du mieux qu'il put.
Les blés d'alentour mûrs avant que la nitée
Se trouvât assez forte encor
Pour voler et prendre l'essor,
De mille soins divers l'alouette agitée
S'en va chercher pâture, avertit ses enfants
D'être toujours au guet et faire sentinelle.
« Si le possesseur de ces champs
Vient avecque son fils (comme il viendra), dit-elle,
Ecoutez bien : selon ce qu'il dira
Chacun de nous décampera. »
Sitôt que l'alouette eût quitté sa famille
Le possesseur du champ vient avecque son fils.
« Ces blés sont mûrs, dit-il, allez chez nos amis
Les prier que chacun, apportant sa faucille,
Nous vienne aider demain dès la pointe du jour. »
Notre alouette de retour
Trouve en alarme sa couvée.
L'un commence : « Il a dit que, l'aurore levée,
L'on fît venir demain ses amis pour l'aider....
- S'il n'a dit que cela, repartit l'alouette,
Rien ne nous presse encor de changer de retraite ;
Mais c'est demain qu'il faut tout de bon écouter.
Cependant soyez gais ; voilà de quoi manger.»
Eux repus, tout s'endort, les petits et la mère.
L'aube du jour arrive, et d'amis point du tout.
L'alouette à l'essor, le maître s'en vient faire
Sa ronde ainsi qu'à l'ordinaire.
« Ces blés ne devraient pas, dit-il, être debout.
Nos amis ont grand tort, et tort qui se repose
Sur de tels paresseux, à servir ainsi lents.
Mon fils, allez chez nos parents
Les prier de la même chose. »
L'épouvante est au nid plus forte que jamais.
« Il a dit ses parents, mère, c'est à cette heure...
Non, mes enfants ; dormez en paix :
Ne bougeons de notre demeure.»
L'alouette eut raison, car personne ne vint.
Pour la troisième fois, le maître se souvint
De visiter ses blés. « Notre erreur est extrême,
Dit-il, de nous attendre à d'autres gens que nous.
Il n'est meilleur ami ni parent que soi-même.
Retenez bien cela, mon fils. Et savez-vous
Ce qu'il faut faire ? Il faut qu'avec notre famille
Nous prenions dès demain chacun une faucille :
C'est là notre plus court ; et nous achèverons
Notre moisson quand nous
pourrons. »
Dès lors que ce dessein fut su de l'alouette :
« C'est ce coup qu'il est bon de partir, mes enfants.»
Et les petits, en même temps,
Voletants, se culebutants,
Délogèrent tous sans trompette.
[v] LES DEUX
AMIS
Deux vrais amis vivaient au Monomotapa :
L'un ne possédait rien qui n'appartînt à l'autre :
Les
amis de ce pays-là
Valent bien, dit-on, ceux du nôtre.
Une nuit que chacun s'occupait au sommeil,
Et mettait à profit l'absence du soleil,
Un de nos deux Amis sort du lit en alarme ;
Il court chez son intime, éveille les Valets :
Morphée avait touché le seuil de ce palais.
L'ami couché s'étonne, il prend sa bourse, il s'arme ;
Vient trouver l'autre, et dit : Il vous arrive peu
De courir quand on dort ; vous me paraissez homme
A mieux user du temps destiné pour le somme :
N'auriez-vous point perdu tout votre argent au jeu ?
En voici. S'il vous est venu quelque querelle,
J'ai mon épée, allons. Vous ennuyez-vous point
De coucher toujours seul ? Une esclave assez belle
Était à mes côtés ; voulez-vous qu'on l'appelle ?
Non, dit l'ami, ce n'est ni l'un ni l'autre point :
Je
vous rends grâce de ce zèle.
Vous m'êtes en dormant un peu triste apparu ;
J'ai craint qu'il ne fût vrai, je suis vite accouru.
Ce
maudit songe en est la cause.
Qui d'eux aimait le mieux ? Que t'en semble, lecteur ?
Cette difficulté vaut bien qu'on la propose.
Qu'un ami véritable est une douce chose !
Il cherche vos besoins au fond de votre cœur ;
Il
vous épargne la pudeur
De
les lui découvrir vous-même.
Un
songe, un rien, tout lui fait peur
Quand
il s'agit de ce qu'il aime.
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