Octobre 2017.
Comme chacune et chacun d’entre vous j’ai un Smartphone dans la poche. Je suis
au restaurant. À la table d’à côté, un couple. Chacun des deux a le sien à la
main, pianote, lit, surfe. Sont-ils en train de s’écrire ? Est-elle en contact
avec l’un de ses enfants pour le rassurer? Est-il en train d’adresser un
message à son patron ou à l’un de ses salariés ? Pour ma part, je sais que si
je sors le mien de ma poche je vais pouvoir accéder aux courriers électroniques
qui sont arrivés sur ma boîte, en provenance de mes clients, de mes
secrétaires, de mes confrères, de même qu’aux actualités du jour ; le
monde m’attend, me guette. Je suis tenté. En même temps je ne veux pas, pour me
donner l’impression de rester libre…
Nous sommes connectés,
en réseaux, en même temps que nous vivons notre vie de tous les jours. Deux
mondes se superposent, coexistent, interfèrent. Sommes-nous atteints par une
forme de schizophrénie ? Que deviennent nos vies ainsi fragmentées,
démultipliées, partagées ? Que s’est-il donc passé ?
Nous pouvons
tout faire avec ce Smartphone ; ici et là. Nous pouvons commander à distance à
une multitude d’objets. Il peut lui-même se substituer à nous et nous assister,
nous guider, nous aider dans l’accomplissement de multiples tâches. Demain ce
sera le robot ménager, à l’instar de « Keecker »[1] qui
nous accompagnera à la maison et au bureau… Comment tout cela est-il
possible ? Si j’y réfléchis, je suis pris de vertige…
Cet engin
contient plus d’électronique embarquée que la fusée Apollo qui conduisit
Amstrong sur la Lune. C’était il y a un peu moins de 50 ans. Je n’étais pas
encore entré en classe de sixième… 10 ans plus tard je devins avocat,
naturellement, simplement. J’avais de la chance, mon père m’attendait ; il
m’avait ouvert la voie. Je découvris un exercice professionnel simple, sans
complication, sans fards, sans barrières. Il suffisait, le mot est-il juste ?,
de maîtriser cet art du procès, ce si difficile art du procès ! Rien ne venait
interférer sur cet objectif qui s’imposait de lui-même. Nous n’avions que cela
à faire ; c’était notre seule préoccupation. Des maîtres nous entouraient.
J’étais un successeur de Cicéron, de Démosthène, de Berryer, de Maurice Garçon,
de Moro Giafferi, de Polak, de Floriot de tous ces noms qui m’avaient fait
rêver toute mon adolescence et qui meublaient mon imaginaire, mon ambition !
Nous les regardions, nous les écoutions. Il suffisait en quelque sorte de les
imiter. Le contact avec le client se faisait dans un soliloque singulier au
cabinet. Puis venait l’élaboration d’une stratégie, après avoir analysé la problématique
juridique. L’engagement de la procédure ou de la défense suivait. On rédigeait des
actes, tapés à la machine par une secrétaire efficace au milieu de ses feuilles
de carbone. Mon père venait de tester les premiers dictaphones… Enfin venait la
préparation du dossier. Puis, on plaidait. Tout était limpide.
C’était parti
pour 40 ans. Pourquoi cela changerait-il ? La vie est un long fleuve tranquille.
Les procès répondent à une logique éternelle. Je ne réalisais pas ce qui était
en train de se préparer. Je n’imaginais pas que 30 ans plus tard je devrais me
poser la question de l’avenir de mon exercice professionnel. Je ne pouvais pas
imaginer que la question se poserait à moi de savoir ce que deviendrait
l’avocat. Que s’est-il donc passé ?
Aujourd’hui,
j’ai mon cabinet dans ma poche. L’équivalent de la bibliothèque de la faculté
de droit est à ma disposition d’un simple clic. Le monde est un livre ouvert
auquel je peux accéder aussi facilement qu’hier j’ouvrais la porte de mon
cabinet. Durant ces quatre décennies j’ai vu arriver sur mon bureau, une
multitude d’innovations. Je les ai reçues comme des progrès, des moyens
d’améliorer les modalités d’exercice de ma profession, d’être plus à l’écoute
de mes clients et de mes interlocuteurs, d’être plus performant, plus efficace.
J’ai cru à la simplification qui semblait évidente… Je n’ai pas compris ce qui
se cachait derrière ces avancées. Pris de vertige, aujourd’hui, j’ai
l’impression d’avoir reculé. J’ai toujours moins de temps à moi ; le
stress est grandissant ; les problèmes se multiplient, je fais de moins en
moins mon métier d’avocat pour gérer, développer, m’expliquer. Derrière la simplification
se cache l’ogre de la technique… Que s’est-il passé ?
Quelle est la
nature de ce progrès, de la technologie numérique? On me parle
d’intelligence. Mais, comment la machine peut-elle être intelligente ? Ce n’est
pas cela qu’on m’a appris… C’est moi qui dois être intelligent ! Et c’est déjà
si difficile… Comment donc des transistors, des connexions, des algorithmes, un
téléphone !, peuvent-ils être en mesure de remettre en cause les
conditions d’exercice de ce métier que je croyais inamovible, éternel ? Que
s’est-il passé ?
Des machines
ont transformé mon monde. La technologie numérique s’est invitée dans ma vie
professionnelle et personnelle. Elle la perturbe, la bouleverse. Il ne s’agit
pas que de progrès. C’est comme si nous vivions plusieurs vies en même temps. Peut-être
comme le couple qui est à côté de moi au restaurant. Cette machine artificielle
s’interpose au cœur de nos vies, en nous donnant accès à des mondes virtuels en
même temps que nous vivons dans la réalité. Le virtuel !... D’où notre
trouble, nos remises en question. Oui, celui-là qui est face à sa femme est
peut-être en train d’adresser un message à une autre femme, en même temps qu’il
dit à la première qu’il l’aime…. Et moi, en même temps que je mange, je pourrais
être en train de répondre aux courriers d’un confrère qui vient de me faire une
proposition transactionnelle dans un dossier… Cet enfant, là-bas à une autre
table, au nez et à la barbe de ses parents, est peut-être en train, sur le
Smartphone qu’ils lui ont offert pour son anniversaire, de visiter un site
pornographique, après avoir répondu mensongèrement qu’il a plus de 18 ans… Tel
autre, grâce à son propre Smartphone, lit une fable de La Fontaine ou les
psaumes du jour… Cet univers est fou ! Plein de promesses, de
possibilités, de pièges, d’ambiguïtés, de confusions. La réalité est
tourneboulée par la virtualité réseautique…
Tel est le
monde bouleversé que nous devons pourtant essayer de comprendre et dans lequel
demain devra exercer cet avocat augmenté dont je cherche actuellement le
visage. C’est un exercice de spéléologie sociologique et prédictive, qui
présente ce paradoxe de nous transporter dans l’univers de l’un de ces romans
de science-fiction que vous lisiez comme moi il y a 40 ans… J’espère en venir
prochainement à bout et vous proposer la lecture de ce qui en résultera!...
En venir à bout! J'attends avec intérêt vos "conclusions"; pour ma part,j'envisage de m'écarter, sans du tout me désintéresser.
RépondreSupprimerMerci pour vos éléments de réflexion,
IB