lundi 21 août 2023

MON ETE AVEC GEORGES BERNANOS (6): "LA FRANCE CONTRE LES ROBOTS".

Avec « LA FRANCE CONTRE LES ROBOTS » Georges BERNANOS nous livre la quintessence de sa visionnaire réflexion. Comme l'écrit son préfacier Pierre-Louis Basse « ce livre file un sacré coup de vieux à Georges Orwell lui-même » !



C'est dans cet essai que l'on trouve la fameuse phrase : « On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l'on n'admet pas d'abord qu'elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. Hélas ! La liberté n'est pourtant qu'en vous, imbéciles ! ».

Le livre commence en fanfare : « Les régimes jadis opposés par l'idéologie sont maintenant étroitement unis par la technique. (...) Un monde gagné par la technique est perdu pour la liberté ». Pourquoi ? Tout simplement parce que « Le progrès n'est plus dans l'homme, il est dans la technique, dans le perfectionnement des méthodes capables de permettre une utilisation chaque jour plus efficace du matériel humain ».

Pour comprendre en quoi Georges BERNANOS est un visionnaire il faut lire la suite dans laquelle il explique ce qu'il met en cause sous le vocable de machinerie : « Je ne parle pas de l'invention des machines, je parle de leur multiplication prodigieuse, à quoi rien ne semble devoir mettre fin, car la machinerie ne crée pas seulement les machines, elle a aussi les moyens de créer artificiellement de nouveaux besoins qui assureront la vente de nouvelles machines. Chacune de ces machines d'une manière ou d'une autre, ajoute à la puissance matérielle de l'homme c'est-à-dire à sa capacité dans le bien comme dans le mal. Devenant chaque jour plus fort, plus redoutable, il serait nécessaire qu'il devint chaque jour meilleur. Or, si effronté qu'il soit, aucun apologiste de la machinerie n'oserait prétendre que la machinerie moralise. La seule machine qui n'intéresse pas la machine, c'est la machine à dégoûter l'homme des machines, c'est à dire d'une vie tout entière orientée par la notion de rendement, d'efficience et finalement de profit ». Et ce fut écrit en janvier 1945 !

Notre auteur pose cette évidence qu'une « machine fait indifféremment le bien ou le mal ». Dans ces conditions il conviendrait que « à une machine plus parfaite - c'est-à-dire de plus d'efficience - devrait correspondre une humanité plus raisonnable, plus humaine... ». Voilà qui est loin d’être le cas comme le XX° siècle l’a montré ; et le XXI° a bien mal débuté...

Et dénonçant l’irresponsabilité qui est la marque de ce système il souligne ce trait qui glace le sang « ce qui me fait précisément désespérer de l'avenir, c'est que l’écartèlement, l'écorchement, la dilacération de plusieurs milliers d'innocents soit une besogne dont un gentleman peut venir à bout sans salir ses manchettes, ni même son imagination ».

La civilisation des machines est la civilisation de la quantité opposée à celle de la qualité.

Ce constat étant posé Georges BERNANOS s'attaque aux imbéciles qu'il prend le soin de définir : « le cerveau de l'imbécile n'est pas un cerveau vide, c'est un cerveau encombré où les idées fermentent au lieu de s'assimiler, comme les résidus alimentaires dans un colon envahi par les toxines. Lorsqu'on pense aux moyens à chaque fois plus puissants dont dispose le système, un esprit ne peut évidemment rester libre qu’au prix d'un effort continuel. Qui de nous peut se vanter de poursuivre cet effort jusqu'au bout ? Qui de nous est sûr non seulement de résister à tous les slogans mais aussi à la tentation d'opposer un slogan à un autre ? Et d'ailleurs le système fait rarement sa propre apologie, les catastrophes se succèdent trop vite. Il préfère imposer à ses victimes l'idée de sa nécessité ». Et il ajoute : « l'intellectuel est si souvent un imbécile que nous devrions toujours le tenir pour tel, jusqu'à ce qu'il nous ait prouvé le contraire ».

Visionnaire encore lorsqu'il dénonce la puissance de l'argent et de la spéculation derrière cette machinerie : « À en croire les imbéciles, ce sont les savants qui ont fait le système. Le système est le dernier mot de la science. Or le système n'est pas du tout l'œuvre des savants, mais celle d'hommes avides qui l'ont créé pour ainsi dire sans intention - au fur et à mesure des nécessités de leur négoce ».

Il met ensuite le doigt sur l’antihumanisme de ce système : « Quand la société impose à l'homme des sacrifices supérieurs aux services qu'elle lui rend, on a le droit de dire qu'elle cesse d'être humaine, qu'elle n'est plus faite pour l'homme, mais contre l'homme ».

Il reproche encore aux imbéciles de s'imaginer que la technique ne contrôlera que leur activité matérielle alors qu'elle « prétendra tôt ou tard former des collaborateurs acquis corps et âme à son principe, c'est-à-dire qui accepteront sans discussion inutile sa conception de l'ordre, de la vie, ses raisons de vivre » ...

Visionnaire toujours lorsqu'il met en cause l'appropriation dans nos démocraties du pouvoir par la technique  impersonnelle: « Imbéciles ! chaque progrès de la technique vous éloigne un peu plus de la démocratie rêvée jadis par les ouvriers idéalistes du faubourg-Saint-Antoine il ne faut vraiment pas comprendre grand-chose aux faits politiques de ces dernières années pour refuser encore d'admettre que le monde moderne a déjà résolu, au seul avantage de la technique, le problème de la démocratie ».

Et pour finir il enfonce le clou, dénonçant la colère des imbéciles qui ravage la Terre. La comparant à celle des huns ou des vandales qui voulaient de l'or, du vin, des femmes ou de grandes chevauchées sous les étoiles il critique celle des imbéciles qui ne savent pas ce qu'ils veulent. Car « la civilisation des machines a besoin, sous peine de mort, d’écouler les normes production de sa machinerie et elle utilise dans ce but des machines à bourrer le crâne ». Et il dresse ce tableau hallucinant et caricatural : « Politiciens, spéculateurs, gangsters, marchands, il ne s'agit que de faire vite, d'obtenir le résultat immédiat, coûte que coûte, soit qu'il s'agisse de lancer une marque de savon, ou de justifier une guerre, ou de négocier un emprunt de mille milliards. Ainsi les bons esprits s'avilissent, les esprits moyens deviennent imbéciles, et les imbéciles, le crâne bourré à éclater, la matière cérébrale giclant par les yeux et par les oreilles, se jettent les uns sur les autres, en hurlant de rage et d'épouvante. »

Et, finissant par là où il a commencé car « La plus redoutable des machines est la machine à bourrer les crânes, à liquéfier les cerveaux » : « Imbéciles ! Vous vous fichez éperdument de la vie intérieure, mais c'est tout de même en elle et par elle que se sont transmises jusqu'à nous des valeurs indispensables, sans quoi la liberté ne serait qu'un mot ». Car « dans la lutte plus ou moins sournoise contre la vie intérieure la civilisation des machines ne s'inspire, directement du moins, d'aucun plan idéologique, elle défend son principe essentiel, qui est celui de la primauté de l'action ». Et nous sommes-nous pas tous dans l'action permanente ?

Et BERNANOS de souligner que si notre espèce finit par disparaître un jour ce ne sera du fait « ni de la cruauté ni de la vengeance mais bien plutôt de la docilité, de l'irresponsabilité de l'homme moderne, de son abjecte complaisance à toute volonté du collectif ». Chacun se retranche derrière une lame de fond collective contre laquelle il pense n'avoir aucun pouvoir... La même que celle du totalitarisme auquel on ne peut s’opposer qu’au niveau individuel en refusant le mensonge...

Ainsi donc notre auteur fut-il capable de décrire avec une précision remarquable la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui 80 ans plus tard...

Au-delà de ce constat visionnaire sa colère soulève une interrogation fondamentale par rapport à l'évolution du pouvoir colossal de la technique et d'une intelligence artificielle qui n'existait à l'époque encore que dans les phantasmes ou l'imagination de certains écrivains de science-fiction, le concept n'ayant pas encore été inventé. La question posée est celle de savoir si nous devons être complices de l'évolution du système technique - ce bluff technologique et ce système techniciste qui furent ensuite analysés par Jacques ELLUL - voire même nous en servir, au risque de sombrer dans la servitude au risque d’être ces « imbéciles » que Georges BERNANOS identifie à tous les citoyens aveuglés par les promesses des machines qui « bourrent le crâne » et « liquéfient les cerveaux » et ne se rendent pas compte du « caractère réellement démoniaque de cette énorme entreprise d’abêtissement universel, où l’on voit collaborer les intérêts les plus divers, des plus abjects aux plus élevés ».

Il nous prévient : « Obéissance et irresponsabilité, voilà les deux Mots Magiques qui ouvriront demain le Paradis de la civilisation des Machines. » L'usager de l'intelligence artificielle peut-il ne pas se cantonner dans l'obéissance et ne pas renoncer à sa responsabilité ? La perte de tout pouvoir au profit des puissances spéculatives est-elle irréversible ? Toute vie intérieure est-elle réellement impossible dans l'univers gouverné par l'intelligence artificielle ? Sera-t-elle irrémédiablement marquée du sceau de l'anormalité et exclue de la civilisation et du fonctionnement de la société ?

Beaucoup débattent aujourd'hui des dangers inhérents à ces progrès sidérants. Le livre de Georges BERNANOS est Dieu merci évoqué de plus en plus fréquemment mais il n'est pas réellement au cœur des réflexions. Il doit l'être. Dès lors, n'est-ce pas fondamentalement le principe même de l'intelligence artificielle qui sera en procès ?

 

 

 

 

1 commentaire:

  1. Il me vient à l’esprit un slogan en lisant ton billet Bernard : « En marche »…
    CR

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