dimanche 27 juillet 2025

MON ETE AVEC CHARLES PEGUY (3): L'ARGENT ET LE BOURGEOIS.

À la suite de mon billet de la semaine dernière un lecteur m'a invité à prendre ma carte chez LFI ! Pareille incompréhension est un authentique révélateur de la distance qui nous sépare de Charles Péguy. La lecture de Charles Péguy est un exercice singulier, déstabilisant, surtout pour nous autres modernes. Elle nécessite d’accepter de sortir des schémas, des étiquettes et des catégories idéologiques synonymes de notre laisser-aller intellectuel.


Ses écrits sont une méditation, quel que soit le thème abordé. La lecture de ses vers comme de sa prose devient elle-même une méditation. Exercice inhabituel et dérangeant !

C’est dans cette optique que je voudrais essayer de vous inviter à prolonger notre réflexion de la semaine dernière en abordant le thème de l'argent et de la bourgeoisie.

Je vais très certainement encore plus surprendre ceux qui ont cru que j'étais devenu gauchiste. Ce sera pire ! Ce qui n'est pas fait pour me déplaire.

L'un des immenses mérites de Charles Péguy est de ne pas céder au conformisme. Il va au fond des choses. Il cherche la substance. Il cherche le sens. Il cherche l’absolu. Il cherche l'éternité. Toujours. Il n’y a que cela qui l’intéresse ! … C’est obsessionnel. Au risque de choquer les lecteurs qui ne parviennent pas à se débarrasser de leurs neurones de plomb.

Péguy n'aime pas l'argent ; mais pas parce qu’il serait sale, diabolique ou dangereux, en soi. Charles Péguy reconnaît à l'argent la valeur d'être la contrepartie du travail. Ce qu’il dénonce c’est le passage de valeurs « pauvres mais fières » à l’obsession du gain, du calcul, et à la « strangulation économique » où tout le monde lutte pour gagner plus en travaillant moins. Il aurait tout autant détesté le « travailler plus pour gagner plus ». (Pour autant sa prose n’a pas pour objet d’émettre un jugement politicien par rapport à une réforme sociale à un moment donné. Ce n’est pas son propos ; même si son analyse aura nécessairement un impact politique une fois qu’elle aura été comprise, assimilée, digérée). Il est en réalité dans le droit fil de la doctrine sociale de l'Eglise qui s'est emparée de la justice sociale sans tomber dans les hérésies socialistes et communistes.

Insistons. L’argent, selon Péguy, n’est pas en soi immoral s’il rémunère le travail : il devient néfaste quand il perd son lien avec l’effort, servant uniquement la spéculation ou le luxe déconnecté du peuple. Sa méditation démarre du constat d'une époque pour lui révolue quand « on ne gagnait rien, on ne dépensait rien et tout le monde vivait ». Pour lui la perversité qu’il identifie à travers l'argent est venue du fait qu’à partir d'un certain moment l'homme s'est mis à quémander. Lisons le :

« L’argent est hautement honorable, on ne saurait trop le redire. Quand il est le prix et l'argent du pain quotidien. L'argent est plus honorable que le gouvernement, car on ne peut pas vivre sans argent, et on peut très bien vivre sans exercer un gouvernement. L'argent n'est point déshonorant quand il est le salaire, et la rémunération et la paie, par conséquent quand il est le traitement. Quand il est pauvrement gagné. Il n’est déshonorant que quand il est l'argent des gens du monde. Il n'y a donc, dans les autres cas, je veux dire quand il n'est pas l'argent des gens du monde, aucune honte à en parler. Et à en parler comme tel. Il n'y a même que cela qui soit honorable. Et qui soit droit. Et qui soit décent. Il faut toujours parler d'argent comme d'argent ».

Le génie de Péguy est de ne pas s'embarrasser des détails. Il se moque du qu'en dira-t-on. Il va dans les profondeurs et dans les hauteurs. Il va à l'essentiel. Il peut choquer, de prime abord, si on n'accepte pas de se situer ou même niveau d'approfondissement que lui et si on n'accepte pas d'entrer dans sa méditation, avec lui ; si on refuse de lâcher prise. Son expression est crue et directe, sans détours; droit au but.

On a écrit que son opus « L’ARGENT » était d'une modernité rafraichissante. Il dépoussière la discussion et la réflexion. Il nous ouvre les yeux sur la notion même de cette chose dont nous parlons - ici l'argent - et qui revêt une telle importance dans notre vie quotidienne. Il nous aide à comprendre, à nous libérer; il nous ouvre les yeux afin avec lui "de voir ce que nous voyons".

Il en est de même avec la bourgeoisie. Pour lui c'est le bourgeois qui quémande. Il estime que « tout le mal est venu de la bourgeoisie. Toute l'aberration, tout le crime. C'est la bourgeoisie capitaliste qui a infecté le peuple et elle l'a précisément infecté d'esprit bourgeois et capitaliste. Elle a traité de travail comme une valeur de bourse ». Du coup, le travailleur a fait de même. Il a quémandé ; et il quémande toujours plus…

Péguy distingue deux bourgeoisies :

  • La bourgeoisie laborieuse, petite, travailleuse, qui reste vertueuse, mais subit la misère sous le nouveau régime économique.
  • La bourgeoisie capitaliste et la « grosse bourgeoisie », responsables selon lui de « tout le mal », ayant corrompu le peuple par leur esprit de calcul et d’égoïsme.

Il reproche à la bourgeoisie d’avoir transformé le travail en « valeur de Bourse » et d’avoir façonné une société où la finance domine la vie collective.

Il est évident que tout ceci n’est pas facile à entendre pour les bourgeois que nous sommes pour beaucoup d’entre nous.

Sauf que son analyse a tapé dans le mille…

Oserais-je une comparaison ?

J'ai eu au moins une fois dans ma vie le privilège de rencontrer un grand moine qui ne devait pas être très éloigné de la sainteté. Embarrassé de mes contraintes et de mon hommerie, de toutes mes attaches, je me sentis pénétré d'un regard touchant le fond de mon être ; « il » voyait en moi. Il y a quelque chose de comparable dans l'écriture de Charles Péguy. Cette écriture est vraie ; elle est sainte. Elle est sainte parce qu’elle pénètre comme un laser tout ce que traite son intelligence.

J'ai envie d’écrire qu'il ne faut pas la prendre au premier degré. Il faut accepter d'être offusqué, bousculé, remis en cause, en question, déstabilisé. Il ne faut pas le lire avec nos œillères, avec ces œillères que nous nous sommes constituées au fur et à mesure de nos vies, des événements que nous avons traversés, des initiatives que nous avons prises, des actes que nous avons posés, des analyses que nous avons pu faire. Il faut se laisser prendre par la main que Péguy nous tend avec ses mots et avancer dans le mystère.

Péguy étend son propos sur l'argent à l’enseignement. L’irruption de l’argent dans l’enseignement symbolise pour lui la déchéance des missions éducatives devenues des emplois lucratifs. On ne transmet plus une vocation ou une élévation sociale : on répond à une logique de profit. C’était il y a un siècle !!!!

Ce diagnostic rejoint sa critique plus générale de la modernité : Péguy s’oppose à l’idée que le seul progrès matériel puisse conduire à un réel progrès humain.

Il aurait pu le faire au sport. Prenons l'exemple du cyclisme et du Tour de France. Il ne fait guère de doute que Pogacar le vainqueur de cette année soit dopé. La question mérite à minima d'être posée. Or elle ne peut pas l'être et elle ne l'est pas au moins officiellement. Pourquoi ? À cause de l'argent. La course du Tour de France est objectivement infestée par le virus de l'argent, au préjudice du sport.

Comment ne pas non plus penser à ces acteurs de la vie économique qui gagnent des sommes totalement disproportionnées en quelques « coups ». Quand bien même seraient-ils effectivement géniaux, rien ne peut justifier qu'ils permettent à leurs auteurs d'accumuler des fortunes aussi considérables en aussi peu de temps.

Si l'on veut aller au fond de la nécessaire réflexion sur l'argent dans notre époque, dans notre système social, on ne peut pas faire l'économie de l'analyse de Charles Péguy au risque de se sentir perdu, sans nos repères habituels et de devoir réinventer d'autres shémas de solutions personnelles et collectives.

3 commentaires:

  1. Plus qu'un économiste et qu'un écrivain, Péguy est un grand spirituel qui détecte avec intelligence là ou se niche le péché qui rend notre vie mauvaise, pourrie, méchante, infructueuse et menant aux conflits!

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  2. Je n’ai pour ma part aucune difficulté à lire et accepter ce que nous dit Péguy concernant la bourgeoisie et l’argent, même au premier degré.
    Il est vrai que j’ai exercé mon métier pendant 40 ans par vocation pour le Pays et non pour l’argent… je ne suis pas pour autant gauchiste…
    CR

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  3. La question n'est pas gauchiste ou droitiste
    Le question est que l'argent corromp tout

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