Notre époque est paradoxale à de multiples titres. L’un
de ces paradoxes, non le moindre, est la fausse emprise de la parole et de
l’écrit. Nous vivons dans le bruit continu des médias. Les mots nous
assaillent. Ils entretiennent en nous l’illusion d’un pouvoir du langage
symbolique. On n’a jamais autant parlé et autant écrit qu’aujourd’hui. Nous ne
cessons d’écouter, de lire et de nous exprimer. Nous échangeons et dialoguons
en permanence, sur tout et pour rien. Et, pourtant….
Les mots qui sont l’expression du langage traditionnel, sont-ils
encore le siège d’un réel pouvoir ? Nous échangeons dans le vide. Nos dialogues
sont artificiels.
Les mots sont devenus des leurres. Révélateur, derrière
l’hyper communication dont nous sommes les sujets et les acteurs, se cachent de
grandes solitudes et de véritables enfermements. Pourquoi ? Comment ?
Nous vivons une révolution anthropologique. Elle n’est ni
politique, ni économique, ni sociale. Nous surfons sur ses effets. Nous en
bénéficions par les progrès qu’elle nous apporte, les maîtrises qu’elle nous
donne sur notre quotidien, et les facilités qu’elle nous procure. Cette
révolution est celle de l’intelligence artificielle, des algorithmes, du Big
data.
Son principe réside dans la mise en œuvre d’un langage
nouveau, qui n’est plus celui des mots, mais celui des nombres et des signes.
La nouvelle connaissance qui mène le monde, qui l’organise, qui le fait évoluer,
est une forme de couche bouillonnante ou quantique qui se substitue à la
définition historique et stabilisée du réel[1] que nous avions connu
pendant des dizaines de siècles.
Cette révolution est l’avènement d’une
nouvelle anthropologie déterminée, guidée, drivée par des logiques binaires,
qui ordonnent la marche du monde.
Elle est d’abord un langage nouveau.
Ce langage est algorithmique, il se réduit à l’usage des
chiffres 1 et 0 ; c’est un processus de numérisation progressive destiné à
appréhender le monde, à instaurer le gouvernement des nombres, purement
technologique, magistralement analysé par Alain SUPIOT[2]. Nous vivons l’avènement
d’un âge post symbolique.
L’architecture technique et cognitive de ce langage
révolutionnaire permet d’agréger des informations de toute nature en les
réduisant à un idiome commun. Il en résulte un nouveau genre de connaissances
fondées sur la mise en relation virtuellement inépuisable d’une infinité de
sources de toute nature, hétérogènes. Tout est parcellisé, ramené à la
réduction basique d’un langage binaire et chiffré. Le monde se dédouble en un
plan ininterrompu et indifférencié de chiffres. Ce langage universel peut tout
appréhender et réduire. L’état d’un pneu y recouvre la même valeur brute que
l’échographie d’un fœtus !
Voilà qui est proprement vertigineux.
Les conséquences dans nos vies, sur nos vies, sont
indescriptibles, innombrables, difficiles à imaginer. Mais il est certain que
dorénavant toute connaissance de n’importe quel événement passe par la
moulinette de ce schéma algorithmique.
S’agissant d’un domaine que je connais bien et que je
pratique, celui de la justice, il ne faudra pas plusieurs dizaines d’années
avant que tout procès soit analysé par ce biais. Monsieur Antoine GARAPON l’a
exposé récemment[3].
Le procès est l’appréhension cognitive d’une réalité conflictuelle en vue d’y
apporter une solution de justice. Il s’organise au moyen d’échanges d’arguments
écrits ou oraux, formulés avec des mots, avec « nos mots ». Dans ce
monde nouveau mais proche, il sera construit avec des algorithmes. Les procédés d’intelligence artificielle qui
seront utilisés fonctionneront à partir de la constitution de dossiers à
racines numériques totalement virtuels.
La justice ne pourra plus être rendue de la même manière.
C’est une évidence. Monsieur Antoine GARAPON analyse les conséquences de l’immixtion
des LEGALTECH dans le fonctionnement de l’institution judiciaire ; nous y
reviendrons.
Cette évolution est inéluctable. Cela signifie que juges
et avocats vont devoir s’y adapter. Mais il ne s’agit pas d’une adaptation
comme nous en avons connu par le passé. Il s’agit de faire face à une
révolution symbolique, sémantique, graphique.
Les avocats et les juges auront l’exaltante obligation
d’exercer leur art, pour les premiers de convaincre et pour les seconds de
rendre la justice, dans un monde transformé. S’ils ne le font pas, ils seront instrumentalisés
par ce système.
Toute la gageure, car c’en est une, va être, mais au prix
de quels efforts, de quelle formation et de combien de temps, de devenir maître
de ce nouveau langage graphique, virtuel et algorithmique. A défaut la justice
sera algorithmique. Elle perdra le sens de l’humain.
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