dimanche 10 mars 2019

LA DEMEURE DES HOMMES (Résumé)


PAUL­­-FRANCOIS SCHIRA
« LA DEMEURE DES HOMMES : Pour une politique de l’enracinement ».

INTRODUCTION.
À la suite des attentats de janvier 2015 la France a voulu se rassembler autour de l’individu. Immense paradoxe. Mais y a-t-il encore un sens à se dire français aujourd’hui, là où les nations, les cultures et les civilisations se décomposent en un agrégat géant d’individus libres et égaux, éternellement neuf et délié de tout ?

Avec le déclin de l’URSS le monde libre devint le monde entier. La victoire de l’Occident proclama l’avènement d’une nouvelle trinité hégémonique au soir de la défaite des totalitarismes fascistes et nazis : libre élection, État de droit et économie de marché.

La politique n’est plus la poursuite de bien commun mais la combinaison de mécanismes processuels destinés à organiser la libre concurrence de chacun pour la poursuite de ses biens propres. Notre modèle est le refus de tout modèle ; nous sommes une étreinte inclusive, un encerclement ouvert. Notre réunion en société, notre tout, est un rien.

La vague d’attentats subie par notre pays et ses voisins a eu ceci de caractéristique que ce sont des Français, des Belges des Britanniques inconnus qui se sont retournés spontanément contre leur propre société. Et face au vide de notre « nous » le salafisme est apparu comme la seule communauté protectrice pour individus en quête de fraternité concrète.

Il faut un sens au vivre ensemble pour que le vivre ensemble demeure. Or l’individualisme politique des démocraties libérales a discrédité notre capacité à penser les finalités communes. Toute tentative de forger un projet commun qui dépasse le plus petit dénominateur des intérêts individuels est soupçonnée de porter les germes du totalitarisme comme si la « summa divisio » opposant le tout et l’unique avait vidé le commun… comme si le « nous » avait disparu de la liste des pronoms personnels qu’il avait été déconstruit en autant de « je » concurrents.


CHAPITRE 1 : LE SPECTRE DE L’ESPRIT TOTALITAIRE EN OCCIDENT.
Le terrorisme islamiste n’est pas la conséquence de problématiques socio-économiques telles que le chômage ou la précarité, et n’est pas exclusivement tributaire de questions géopolitiques extérieures à l’état de notre pays. S’il prospère évidemment sur ces terreaux, il est également, et de plus en plus, le produit d’une idéologie totalitaire, nourrie et développée depuis l’intérieur même de l’Occident. Le succès de cette idéologie, notamment parmi les nouveaux convertis, provient de ce qu’elle offre une réponse simple et facile à la quête fondamentale de sens, d’appartenance et de reconnaissance. Or, le refus des démocraties libérales de reconnaître la légitimité de cette triple quête alimente la résurgence d’un spectre totalitaire parmi leurs peuples. Face à ces aspirations, le modèle individualiste des démocraties libérales équivaut à un véritable désarmement collectif.
Le djihadisme va bien au-delà. Il ne répond pas à nos grilles d’analyse habituelles. Bien au contraire, il se nourrit monstrueusement de ce que nous avons laissé en dehors du système : la question du sens, le besoin de rassemblement des hommes en fraternités, la quête de réalisations collectives.
Le salafisme et « l’esprit totalitaire » en Occident
Les raisons plutôt que les causes.
La seule recherche des causes du phénomène en nous interdisant d’en rechercher les raisons trahit le biais d’une grille d’analyse matérialiste. Selon cette perception l’action humaine n’est rationnellement justifiée que par la quête des moyens d’existence et jamais par une quelconque quête de sens. Or le terrorisme islamiste ne se réduit pas à l’expression d’un manque matériel.
Une idéologie poursuivant une finalité déterminée.
Le salafisme a objectivement un fondement idéologique.
Une idéologie qui renoue avec les totalitarismes du XXe siècle.
Se référant notamment à Raymond Aron et à Hannah Arendt l’auteur définit les deux facteurs essentiels du totalitarisme : la promotion d’une finalité absolue et la création d’une communauté artificielle. Le totalitarisme d’une part prône le refus absolu du compromis et prétend épuiser la vérité dans la pureté d’un manichéisme irréductible ; d’autre part il exalte une communauté (la race, la classe, la Nation) détentrice de cette vérité dont l’homogénéité est ainsi prescrite, et organise à ce titre la destruction des autres structures sociales perçues comme concurrentes jusqu’à absorber la personne humaine elle-même.
Or ces deux traits sont présents dans le salafisme.
La liberté de la personne humaine y est totalement absente.
Une idéologie homegrown.
C’est la matrice de cette idéologie que de vouloir nourrir le rejet de l’Occident au cœur même des sociétés occidentales. D’où cette vague de conversion au sein de nos propres populations.

Le désarmement politique de l’Occident.
La triple quête de sens, d’appartenance et de reconnaissance.
La quête de sens à laquelle le salafisme a ouvert une réponse ne relève pas comme nos sociétés le conçoivent aujourd’hui, d’une recherche d’épanouissement purement personnel. Cette quête de sens adresse à quelque chose de supérieur à la vie individuelle de ses interlocuteurs.
L’islamisme et particulièrement le salafisme répondent à la triple quête de sens, d’appartenance et de reconnaissance.
Les convertis adhèrent ainsi un projet collectif porteur d’espérance.
Or l’Occident a précisément choisi d’évacuer la quête de sens en tant que tel, la rendue un non sujet, et l’a remplacée par une proposition de distraction permanente.
À l’heure postmoderne seul l’individu est sujet, lui seul est responsable. A l’heure postmoderne l’individu ne dispose plus du sentiment d’appartenir à un ensemble qui ait du sens.
Plus que le salafisme totalitaire, c’est l’ignorance d’une attente à laquelle ce totalitarisme offre un exutoire qui constitue la menace fondamentale pesant sur les démocraties occidentales.
Car l’Occident n’assume pas de répondre à la question du sens, il refuse expressément d’y répondre au nom de sa lutte contre le totalitarisme. Voilà justement le piège dans lequel nous sommes aveuglément tombés : croire que c’est la triple quête de sens, d’appartenance et de reconnaissance qui est totalitaire en soi.
Une triple quête diffuse en Europe.
Les mouvements auxquels on assiste actuellement en Europe dans différents pays comme l’Italie, la Hongrie ou encore l’Autriche, malgré leur grande différence, partage de caractéristique essentielle : une ambition de reprise en main des finalités politiques et la réaffirmation d’une appartenance culturelle délimitée, singulière au sein de la communauté humaine à laquelle s’identifier.
Ces mouvements n’ont aucune nature totalitaire bien qu’ils soient autoritaires, pour certains artificiels ou encore démagogiques. Ces populismes n’ont pas la nature ni les caractéristiques du totalitarisme.
Mais pour la postmodernité poser une finalité collective est déjà en soi totalitaire ! Pourquoi ? Parce que la liberté individuelle est souveraine, démiurgique, principielle. Et c’est en cela que nos démocraties postmodernes manifestent leur refus de comprendre la quête de sens, de reconnaissance et d’appartenance qui agite pourtant leur propre peuple.
Le spectre de l’esprit totalitaire.
En procédant de la sorte les démocraties libérales endossent l’uniforme du pompier pyromane. Elles menacent ainsi de donner corps au spectre de l’esprit totalitaire en Occident et d’ailleurs les Etats de l’Occident libre se bornent à soigner les symptômes de ces phénomènes radicaux sans en comprendre les raisons : ils opposent alors des moyens à une machine à produire du sens.
L’individualisme forcené nourrit l’esprit totalitaire en acculant à cette extrémité ceux qui en sont les plus désespérées. Il pousse les insatisfaits du système vers les extrêmes.
L’individualisme creuse l’isolement qui accouche des aspirations collectives les plus artificielles. Plus on démantèle ce qui unit concrètement les hommes par-delà l’horizon de leur vie individuelle, plus ils se rétrécissent autour de leurs semblables, provoquant des regroupements de nature grégaire.
Le refus de la quête de sens nous aveugle sur les subtilités de l’enracinement. Comment saisir avec une grille d’analyse individualiste un phénomène qui dépasse l’addition des individus qui participent ? Comment lutter contre le populisme lorsqu’on doute de l’existence d’une culture française ?
Exemple de la politique de la ville qui n’a jamais consisté à soigner mes simplement à nettoyer.
Le désarmement politique de l’Occident.
En prescrivant d’éloigner l’homme de toute quête de sens, qu’il soupçonne déjà de totalitarisme, le système individualiste rétrécit les aspirations collectives en revendication individuelle. La réponse individualiste ne permet pas de créer au sein d’un corps collectif la cohésion nécessaire à sa conservation ; elle a précisément plutôt tendance à la détruire. Difficile de rassembler les individus pour défendre l’individualisme. Intrinsèquement contradictoire.
L’appel aux valeurs, au civisme et à la fraternité républicaine sonne désespérément creux dans un cadre postmoderne, lorsque la question du sens, de l’appartenance de la reconnaissance est ravalée à n’être que le relent de la barbarie.
Référence aux travaux de Ibn Khaldoun qui a théorisé l’émergence de l’État dans le monde islamique comme provenant d’un paradoxe fondamental : le désarmement des masses productives très peu solidaires au profit d’un petit nombre de guerriers violents organisés en tribus fortement soudées chargées de la protection de la société mais maintenue à l’extérieur de cette dernière. Un système impérial s’opposant frontalement au modèle de la Nation. Car la nation ne se résume donc pas à la simple concentration de sédentaires producteurs de biens se contentant de payer l’impôt. C’est plus qu’un système, une demeure. C’est le nous prélude à l’émergence d’une volonté commune.
L’individualisme postmoderne signe au contraire le retour du système impérial. Abandon du creuset que constitue la Nation. L’État n’est plus qu’une administration impersonnelle organisant la paix sociale.
L’analogie de la théorie impériale d’Ibn Khaldoun avec l’individualisme et le djihadisme est frappante.



CHAPITRE 2 : L’INDIVIDUALISME OU LA DÉCONSTRUCTION DU COMMUN.
La réaction des démocraties libérales face à la résurgence du spectre totalitaire en Occident s’explique par le caractère fondateur, pour la postmodernité, des totalitarismes nazis, fascistes et communistes du XXe siècle : leur souvenir réactive perpétuellement notre méfiance à l’égard de toute finalité collective dépassant les seuls individus. Toutefois, une telle vision de la politique, qui se veut neutre et qui ne dit rien des devoirs que l’individu se choisit, ne peut en réalité impliquer d’autre chose que la disparition du « commun » lui-même : les hommes n’appartiennent à une communauté que s’ils y trouvent un sens qui les dépasse. La disparition de ce « commun » finit alors par se retourner contre l’individu, et facilite l’avènement de l’esprit totalitaire que l’individualisme politique prétendait justement éviter.
Pour faire face au terrorisme islamiste il manque aux démocraties libérales la capacité de nouer leurs membres.
De l’ordonnancement d’une société ou d’un édifice social comparé à celui d’une cathédrale, les démocraties libérales ne retiennent que le principe de domination qu’elles ont en horreur. Elles confondent la beauté de l’édifice avec le monolithique bloc de pierre. Désormais pour qu’il n’y ait plus de domination il ne doit plus y avoir ni bloc de pierre, ni cathédrale. Pour éviter l’écrasement on prône le démantèlement.
Les démocraties libérales ne nient pas les bienfaits que peut offrir le sentiment d’appartenance. Elles ont simplement espéré se dispenser de faire de la politique tout en en conservant les fruits. Or il s’avère que le vivre ensemble ne subsiste pas sans faire ensemble.
Les mensonges de la neutralité.
La politique postmoderne.
À l’origine démocratie et État de droit, volonté générale et droits individuels ne s’opposent pas. Ils vont de pair. L’État de droit est la garantie de l’enrichissement du tout par la singularité de chacun.
La protection des droits individuels ne constitue qu’un plancher. Le système juridique garanti les « droits de… ». En se bornant à définir la liberté individuelle parce qu’elle ne peut pas faire et non parce qu’elle devrait bâtir, sans donc s’adjoindre de finalité, le droit n’exclut pas pour autant la poursuite d’un bien commun. Le droit ne dit pas ce que sont les communautés de vie sans pour autant les nier. Il en permet l’éclosion. L’État de droit fondé par la déclaration de 1789 est un instrument nécessaire mais non suffisant à la démocratie. Il est l’une des conditions à la tenue d’authentiques conversations civiques entre les citoyens et les institutions.
Mais au crépuscule du XXe siècle et de son long cortège de totalitarisme l’individu est devenu l’unique horizon politique des sociétés européennes. La dégénérescence des Nations et des classes en sociétés du massacre organisé au nom de vérités absolues a dégoûté les hommes de tout ce qui pouvait les dépasser. Toute communauté faisant sens est assimilée à une dictature en puissance. Le rassemblement des hommes encore collectif devient négatif. Le pourquoi de l’action collective devient comment. On organise. Le modèle est renversé on ne sert plus le commun mais le commun nous sert. Dès lors les « droits de… » deviennent davantage qu’un simple plancher ils se muent en un plafond. L’État de droit devient une chambre d’enregistrement des désirs individuels. Ces derniers constituent le seul projet politique collectif imaginable sous le contrôle des juges.
Dans ce système les finalités sont renvoyées à quelques vagues concepts. On ne dit pas de quelle éducation on parle, de quelle solidarité on se fait le défenseur, de quelle écologie on parle. Seul compte le bon fonctionnement de la machine régulatrice. C’est l’efficacité qui guide nos politiques publiques comme c’est l’efficacité qui guide les rouages d’une immense machine qui ne vit pour rien d’autre au monde que d’être ce qu’elle est–efficace pour ses utilisateurs.
Les modèles politiques s’effondrent sans jamais qu’une réflexion s’interrogeant sur leur signification ne soit versée au débat public en contrepoint du sacro-saint argument de l’efficacité.
Chacun pour soi : la loi du gain individuel saborde les finalités communes.
La loi du gain individuel n’est pas une loi scientifique de l’ordre de la description objective. En revanche l’histoire est pleine de sacrifices ou, pour le meilleur ou pour le pire, les hommes se donnent au service de plus grand qu’eux-mêmes.
Partir de l’hypothèse que les individus poursuivent chacun leurs intérêts antagonistes irréductibles, pour expliquer qu’il n’existe plus de cause commune qui soit capable de les réunir sans violence ou gain à le faire, c’est donc prendre le problème à l’envers. C’est parce que la société s’est résolue à ne plus nourrir de cause commune qui réunisse les individus que ceux-ci s’isolent les uns des autres, et non parce que les individus sont isolés qu’il faudrait en tirer la conclusion qu’ils ne peuvent poursuivre de cause commune autrement que par intérêt.
Quant la société ne nourrit rien d’autre chez l’homme que l’aspiration à réclamer ses droits, elle renonce à dépasser cette loi du gain individuel, elle abdique une telle ambition face à la prétendue nature égoïste des hommes, elle finit en réalité par s’y résoudre. Chacun anticipe que son voisin puisera dans le pot commun. Chacun est alors incité à le devancer.
C’est ainsi que le sens de l’impôt est perdu. Tout est fait pour éviter la charge collective. Parce que notre système politique est fondé sur une vision individualiste, l’individualisme devient en soi légitime.
Tout vide juridique, non régulé, devient alors vide moral, un vide tout court.
Tous contre tous : la disparition des finalités communes détruit le commun.
La disparition des finalités communes qui est une conséquence des choix dictés par la fiction de l’individu autonome, aboutit à la destruction de la communauté civique : sans finalité, les collectivités n’existent plus qu’en tant que système inerte dont les individus seront progressivement amenés à se détacher. La politique est assimilée à l’organisation de la simple loi du marché.
Le gain individuel finit par s’aiguiser en se comparant au gain d’autrui, rendant encore plus improbable l’association des hommes au nom de causes communes. On en arrive à la dissociété de Jacques Généreux.
e pas donner de finalités communes aux hommes, c’est les exciter les uns contre les autres.
Référence à l’économiste hongrois Karl Polanyi pour qui la notion d’économie recouvre deux sens : l’un consistant en l’impératif de répondre aux besoins matériels de l’homme (sens classique et historique) et l’autre consistant en la science de la rareté (sens actuel). La fusion des deux s’opère dans l’âge moderne. L’économie se réduit alors au seul mécanisme du marché totalement désencastré des sociétés humaines et de leurs besoins réels.
La logique marchande ainsi généralisée conduit l’homme à sans cesse chercher la préemption de la rareté.
Tout est soumis à la loi de la préemption de la rareté, même l’humain ! Même le travail !
Référence à la prédiction de Marx : « Vint enfin un temps où tout ce que les hommes avaient regardé comme inaliénable devint objet d’échange […]. C’est le temps où les choses mêmes qui jusqu’alors étaient communiquées, mais jamais échangées ; données, mais jamais vendues ; acquises, mais jamais achetées – vertu, amour, opinion, science, conscience, etc. – où tout enfin passa dans le commerce. »
Le but n’est plus de réaliser un objet remplissant sa valeur d’usage c’est-à-dire une certaine finalité mais de le produire à moindre coût et de le revendre à plus haut prix. La loi du marché et la fascination de la rareté aboutissent à la transformation de l’être en avoir. Le marché n’est plus un moyen pour atteindre certaines fins : il est devenu fin en lui-même. Or les hommes ne communient que s’ils trouvent dans la politique un sens qui les dépasse. Faute de quoi ils se déchirent.
Tout pour tous : de la protection à la promotion des individus.
Présupposant que le rôle du politique se cantonne à la régulation d’une société d’individus aspirant à l’autonomie, cette fiction reconnaît implicitement ne concevoir la société que comme constituée d’individus. La société ouverte devient un programme politique de destruction massive.
Toute institution est devenue une contrainte. L’État est un prestataire de services toléré parce qu’il est utile pour atténuer les antagonismes de chacun. En revanche les corps intermédiaires ne sont pas perçus comme des maux nécessaires mais comme des maux tout court.
Il y a un paradoxe de deux mouvements concomitants : le politique doit à la foi se retracter, en se retirant du champ des finalités sous prétexte de lutter contre le totalitarisme, on l’a vu ; et à la fois se renforcer, sur le champ plus restreint de la destruction des corps intermédiaires, même les plus intimes, afin de servir l’épanouissement individuel. Alors même qu’elle prétend lutter contre le totalitarisme, la postmodernité en ravive donc les marqueurs fondamentaux tels qu’identifiés par Ernst Nolte.
Ce qu’il perd en substance, l’État postmoderne le gagne en puissance. La postmodernité n’a pas vidé la politique de toute finalité : elle a plutôt persisté à charger l’Etat de faire advenir la seule vie bonne qu’il admette, c’est-à-dire l’épanouissement libre et absolu de l’individu.
Les corps socialisants comme la famille, l’école, les églises, l’entreprise et le syndicat sont repensés pour n’être plus que les prestataires de services au bénéfice d’intérêts individuels. Le rôle des communautés est borné et limité à la distribution de droits-créances.
Tout ce qui rassemble est démantelé car - hors l’intérêt individuel- ce qui rassemble menace nécessairement d’opprimer.



L’individualisme contre l’individu.
La mort de la politique.
On ne débat pas de l’intérêt de la collectivité, mais de celui de ses membres.
S’opposer à la vision politique postmoderne de l’individualisme c’est s’exposer à la remarque selon laquelle cet individualisme ne contrevient aucunement à notre propre liberté individuelle. Faute de nous opprimer en tant qu’individu, l’individualisme supprime sa propre critique !
Exemple de l’ouverture des commerces le dimanche qui a permis au secteur marchand de rogner un espace de liberté au nom de la liberté !…
C’est au nom de la liberté que l’homme est assigné à n’être qu’un individu, sans jamais pouvoir s’élever au-dessus de sa condition et réfléchir en tant que citoyen.
La fiction de la neutralité ne prétend pas offrir une réponse politique parfaite. Elle prétend au moins assurer concrètement, pragmatiquement, le droit de chacun de s’épanouir, et de subir le minimum de contraintes. Certes au détriment des ensembles humains. Mais elle assume sa préférence pour l’individu. C’est le moindre mal.
Mais le désarmement politique n’est pas un moindre mal pour un plus grand bien. Il creuse les fossés entre les individus, aiguise les antagonismes et peut aller jusqu’à provoquer l’explosion du vivre ensemble.
Le seul avantage promis par la postmodernité, à savoir la paix civile par l’organisation de l’indifférence généralisée de chacun apparaît donc comme étant un mirage.
De l’État régulateur à l’Etat tutélaire.
La déresponsabilisation des individus conduit de manière mécanique à l’alourdissement de la structure administrative de type assuranciel qui les régule. C’est au nom de l’efficace régulation des caprices de chacun que la liberté sera de plus en plus encadrée. Sans éthique, sans morale, sans culture, l’individu jouisseur attend des pouvoirs publics qu’il essuie les plâtres. C’est ainsi que l’individualisme renforce l’immixtion de l’État dans la société, dans nos vies quotidiennes.
Les ratés du marché.
L’aporie de l’individualisme se résume tout entier ici : l’hédonisme frénétique détruit l’ascèse nécessaire à l’épargne capitalistique et à l’échange de services, alors qu’elle conditionne la création des richesses dont l’individu roi cherche à profiter. La dissolution du « nous » fragilise la promesse d’enrichissement des individus puisque l’existence du « nous » est historiquement l’une des conditions de son émergence. Car le libéralisme a besoin de mœurs, coutumes et comportements décents dépassant la seule loi de l’offre et de la demande, afin de remplir sa promesse de prospérité. Il dépend de véritables communautés de vie capable de générer un tel souci du bien commun.
Les illustrations sont nombreuses. Exemple de la crise des subprimes de 2008 qui fut essentiellement une crise de confiance provoquée par la déresponsabilisation en cascade intermédiaire détenteurs de produits dérivés, oublieux des réalités que recouvraient les prêts sous-jacents, sur lesquels il ne faisait que spéculer…
Guerre civile et fragmentation du peuple.
Il y a un incontestable ressenti d’impuissance politique qui est propre à générer les frustrations annonciatrices de tensions sociales.
Le renforcement des inégalités à l’intérieur des pays développés démontre la structuration progressive de deux groupes de joueurs ceux qui gagnent et ceux qui perdent…
Mais le clivage politique ne se situe plus sur le plan des idées. Au contraire il est organisé sur la base d’un consensus : le droit à la libre jouissance pour tous. L’opposition entre les perdants et les gagnants ne remet donc fondamentalement pas en cause le système, alors même que c’est ce système qui la produit. Les perdants souhaitent devenir gagnants et les gagnants veillent à se maintenir sur le podium. Le débat public n’est plus que le prélude à l’expression d’une violence sans limite. Les frustrés de la mondialisation exigent de plus en plus de l’État qu’il s’occupe de satisfaire leurs besoins individuels par la dépense publique ou la norme. De cette polarisation de l’échiquier politique, de cette division de la société en tribus structurées autour du même primat de l’intérêt sans qu’il ne soit jamais remis en cause, ne peuvent que naître ces factions annonciatrices des guerres civiles.
Référence au déclin du courage d’Alexandre Soljenitsyne.


CHAPITRE 3 : PAR-DELÀ L’UNIQUE ET LE TOUT.
La postmodernité a posé le problème politique sous la forme d’une alternative réputée indépassable entre deux phénomènes apparemment diamétralement opposés entre lesquels il faudrait choisir : individualisme et totalitarisme. Or, ces deux idéologies disposent de présupposés communs, qui témoignent de leur lien de parenté profond. Résultat d’une longue transformation du concept de liberté à travers l’histoire des idées, totalitarismes et individualisme sont issus d’une même matrice : l’idéologie de la déconstruction. Cette dernière, qui déborde de la sphère politique, fait des moyens de la domination du sujet sur son environnement la seule question anthropologique pertinente, au détriment de toute considération portant sur celle des finalités. Le face-à-face que l’idéologie de la déconstruction organise aujourd’hui entre les deux grands écueils du totalitarisme et de l’individualisme paraît donc plus artificiel que jamais.
Un cercle vicieux lie l’individualisme et le totalitarisme. Si l’un mène à l’autre et l’autre mène au premier c’est que ces deux phénomènes sont en réalité tributaires d’une même façon de voir la politique. De fait, ils partagent une prémisse commune : celle qui postule l’incompatibilité fondamentale du « je » et du « nous ».
Entre le « je » collectiviste et l’éclatement des « je » individuels entre son écrasement et son démantèlement, c’est la même impossibilité organique du « nous » qui est professée.
Référence à la nécessité d’imaginer l’un et le multiple dans la pensée grecque. Par-delà l’unique et le tout c’est le commun qu’il faut opposer à la déconstruction des ensembles. Penser le commun procède d’une subtile alchimie entre les différents « je ».

De la liberté comme recherche à la liberté comme [dé]construction.
La liberté comme recherche de la vérité.
Référence à Aristote. L’homme n’est libre que si son choix est éclairé c’est-à-dire illuminé par la connaissance d’une vérité qui le précède. La volonté libre procède d’un acte qui est à la fois spontané et délibéré, c’est-à-dire informé. La liberté a besoin de connaître les objets qui lui sont extérieurs pour exister. Recherche des lois qui délimitent le champ du possible pour l’homme dans lequel il lui est loisible de se mouvoir. La connaissance est claire non plus le seul champ scientifique du possible mais le champ moral du bon. D’où les vertus dégagées par Aristote et les caractères de La Bruyère.
La liberté conçue comme recherche du vrai reste doublement limitée. Dans son « exercice » par la contrainte extérieure ou par l’ignorance et dans son « essence » par le fait que ce qu’elle recherche lui est extérieur. Et il ne revient pas à la liberté de soumettre la vérité en en prescrivant les règles. D’où Saint Thomas d’Aquin « adéquation entre l’intelligence et la chose »
La connaissance ne se déduit en aucun cas à de principes abstraits. La vérité sur le possible sur le bien ne se décrète pas, ne se déduit pas, mais s’interroge, se recherche empiriquement, se confronte à la réalité.
L’homme peut librement choisir de ne pas rechercher la vérité mais alors la philosophie classique lui prédit son asservissement c’est-à-dire la négation de sa liberté. Confère les tragédies grecques. L’homme qui estime qu’il n’y a rien à savoir, qu’il n’y a ni bien ni réalité dont il ne soit pas le maître est esclave de ses sens, de sa jalousie, de son irraison.
Mais il se trouve que par le biais de la découverte des lois scientifiques l’homme a découvert le moyen de se soumettre la réalité.
Rémi Brague insiste sur le fait que les civilisations anciennes n’ont pas songé un contrôle de la nature par l’activité humaine. Selon Joseph Needham c’est l’apparition d’une divinité personnelle et créatrice qui aurait entraîné l’idée même d’une nature faisant face à l’homme. Or la liberté du chrétien à l’égard de la nature est à l’image de celle de son créateur. Il est cocréateur. Il s’agit pour lui non pas d’attendre l’avènement de la pure vérité divine mais de la traduire en bien sur la terre. Le chrétien répugne au fatalisme. D’où le discernement chrétien pour lequel l’incarnation du Christ joue un rôle central de médiation.
Si la liberté du chrétien admet la nécessaire transformation de la nature, il n’en demeure pas moins que cette volonté transformatrice reste ordonnée à une vérité supérieure qu’il lui faut sans cesse chercher à connaître.
« Je pense, donc je suis » : l’appropriation de la vérité par le sujet.
L’homme s’est très vite vu autosuffisant. Étourdi par le progrès technique, par l’augmentation de sa propre puissance sur la nature, l’homme se crut dispensé de rechercher une quelconque norme en dehors de lui-même. Il devint sa propre référence. Il se referma alors sur lui-même. À l’incertitude de ce qui m’entoure oppose la certitude de ce que j’ai décidé ! Ce glissement consomma le divorce définitif de l’individu et du monde extérieur. Et on retrouva la dualité de la séparation de la matière et l’esprit notamment des sectes manichéennes qui avaient été combattues quelques siècles plus tôt. La nature fut rejetée comme un corps inerte simple matière malléable à merci ; il devint un devoir pour l’homme de s’en extraire pour en dominer la gangue. Plus de loi naturelle.
La délibération sera réputée impossible en raison de la souveraineté absolue de chacun. D’où le refus de porter un jugement sur les actions d’une personne par exemple.
Descartes : je pense donc je suis.
La réalité des choses est tributaire de mon acte de reconnaissance. Je m’approprie les choses pour les comprendre, je les enferme en moi-même.
La connaissance n’est plus un objet extérieur à la volonté humaine susceptible d’être transmis ou enseigné : elle est corrompue par la subjectivité de chacun. D’où ensuite « l’enfer c’est les autres » de Sartre. La toute-puissance du relativisme fait de l’homme son propre créateur.
La vérité fut pour toujours discréditée : elle ne prit plus la forme d’une connaissance extérieure que l’homme recherche, mais d’un produit qu’il génère à son usage personnel. (Moi : chacun sa vérité !).
La liberté moderne n’est plus d’agir conformément au bien ou mal. Elle est devenue celle de décider ce que sont le bien et le mal est ce qu’ils sont pour soi, à tout instant. Elle n’est plus existentielle mais essentielle. Le moyen devient finalité. La contrainte morale du bon est renvoyée à la seule contrainte technique du possible.
« Je veux, donc je peux » : la vérité réduite au possible.
De ruptures concomitantes vont se produire.
La première rupture est un matérialisme. Il en résulte le positivisme d’Auguste Comte. Mais aussi Marx chez qui tout ce qui relève de l’incorporel n’est que la manifestation épidermique d’un soubassement matériel. Les lois de la matière déterminent l’homme. Péguy : « l’individu, c’est la dissolution de l’homme dans la matière ». Les relations humaines sont étudiées comme des sciences dites dures. L’histoire est décomposée en mécanismes.
La deuxième rupture est que l’idéologie de la déconstruction ayant évacué la question de la vérité en la réduisant à la matière est simultanément volontariste. La liberté vise à la maîtrise de la vérité, à sa domination, à sa manipulation, à son utilisation.
On ne cherche plus à se conformer au réel. D’où les totalitarismes.
Seul compte le fait de vouloir. Le résultat importe finalement peu. L’humanité se singularise chez Bacon par son activité productive. Sartre : « l’homme est ce pourquoi il se fait ». Toute la technologie moderne est fondée sur ce principe : il faut refaire la nature, la simuler pour la réutiliser.
Au cœur de l’ère moderne où fusionne matérialisme et volontarisme la reconstruction du monde par le sujet n’est donc plus un simple exercice de l’esprit. Elle peut désormais se traduire dans la matière, y compris la matière sociale ou humaine. L’idéologie de la déconstruction c’est la transformation du « je pense, donc je suis » en « je veux, donc je peux ».
La liberté n’est donc plus le lieu du doute, de l’inachèvement de l’homme, d’une insécurité due à ses multiples choix. La liberté devient certitude aveugle, présomption, affirmation.
L’idéologie de la déconstruction.
Si seule compte la domination, le rapport de forces entre la matière inerte et la volonté dominatrice et si la seule mesure du bien et l’élargissement du champ de notre liberté c’est que cette dernière ne se conçoit plus qu’en rupture par rapport à ce qui l’entoure. Si ce qui est moral réside dans l’abolition des limites au profit de la liberté absolue du sujet c’est paradoxalement que ses limites sont nécessaires à l’expression de la liberté. Il faut des obstacles, des portes enfoncées, des carreaux à briser sans quoi notre liberté nous paraîtra inutile voir sans objet.
D’où le « pourquoi pas ? ». Toute rupture devient une transgression libératrice.
Cette exacerbation du conflit entre la volonté souveraine et la réalité contraignante génère un paradoxe immense qui est que l’obstacle au désir fou de l’émancipation perpétuelle doit à la fois être détruit puisqu’il s’oppose à la liberté tout en étant préservé puisque cette liberté n’existe qu’en raison de la contrainte contre laquelle elle s’exerce. La liberté vue comme émancipation ne perdure que tant qu’elle conserve des obstacles à abattre. Exemple de Tristan et Iseult.
L’idéologue recherche non pas tant la satisfaction effective de ces frustrations que le sentiment d’exaltation de batailler contre la limite, le sentiment prométhéen de posséder la raison complète, la clé du bonheur absolu, et d’écraser le mal qui s’y opposerait.
L’idéologie de la déconstruction c’est « ce je veux donc je peux » au nom duquel la cité est vouée à ne plus être qu’un amas de décombres. Le tenant de la déconstruction est constamment à la recherche de l’obstacle qui n’est pas en ligne avec sa pure construction ; et cet obstacle, une fois détruit devra se recréer ailleurs pour maintenir le sentiment de vivre. L’idéal politique n’est dès lors pas tant la réalisation d’une promesse que le renouvellement permanent de cette dernière. L’idéologue s’est promis le paradis, mais en conditionne toujours plus l’avènement à la déconstruction de la réalité qui en constitue l’obstacle.
On préférera ainsi la déconstruction de la société qui fait germer les frustrations afin de garder la pureté de l’idée plutôt que de diluer celle-ci dans un quelconque compromis avec la réalité. L’attitude du romantique et de l’idéologue ne tend qu’à une libération : celle de la mort. Mort du mariage pour le romantique dans le divorce dont on espère une nouvelle vie, mort de la communauté politique pour l’idéologue dans la révolution perpétuelle.
La raison prise en elle-même est essentiellement instrumentale. Elle permet surtout de dicter à l’homme la façon dont il peut atteindre certaines finalités. Elle n’a plus de limites. La raison a fini par larguer les amarres : le passé, l’histoire, l’expérience, la réalité, la communauté, tout est susceptible de se plier à la rationalité du sujet.
Et au final on parvient à la libre construction des critères du bien et du mal : voici le point d’arrivée de la modernité à l’aube des grands totalitarismes du XXe siècle. Puisque la raison est sans borne, et puisqu’elle s’épanouit dans la volonté souveraine du sujet, son but n’est plus de connaître mais d’imposer sa puissance y compris à son principal concurrent : l’autre.

La matrice du totalitarisme et de l’individualisme.
La puissance collective comme prolongement de la puissance individuelle.
Locke a théorisé son contrat social sur ce fondement. Ce contrat par lequel chacun devait avoir nécessairement consenti à la vie en société dans le seul but de mieux garantir l’exercice maximal de ses propres libertés. Déconstruisant cette forme d’organisation politique féodale traditionnelle l’idéologie de la déconstruction a progressivement constitué, par l’exercice de la raison individuelle et collective, et après avoir détruit l’ancien système, une structure de type rationnel, un État souverain, procédurier et formel, une machine désincarnée, extérieure à la vie en société, extraite des contingence culturelles et sociales.
De développements en sont découlés.
Le premier a consisté à faire de l’État le prolongement des individus et donc tout autant qu’eux un instrument de transformation du réel. Un État qui n’est plus habité par aucune finalité et qui est totalement décorrélé de la vie du corps social. Ce qui est bon et légal et ce qui est légal devient bon.
Le second développement de ce positivisme moral a consisté à faire de la puissance collective ainsi absolutisée l’objet de la convoitise des intérêts particuliers. La volonté générale n’est alors plus que l’expression du pouvoir d’une volonté individuelle ayant triomphé des autres. Conception macchiavelienne du pouvoir qui se désintéresse des finalités politiques au profit des moyens de la domination de la personne du prince. Le dialogue n’est plus alors qu’un exercice de communication etc. la discussion ne sert qu’à fabriquer le consentement (Noam Chomsky).
L’idéologie de la déconstruction et le totalitarisme.
Ce n’est pas parce que les totalitarismes du XXe siècle poursuivaient des finalités politiques qu’ils ont causé les malheurs que l’on sait. Bien au contraire la première victime du totalitarisme ce sont les finalités communes. Ce n’est pas le bien commun qui a écrasé les individus. La première victime du totalitarisme c’est le coma lui-même les réponses du totalitarisme sont des postulats abstraits qui n’ont rien à voir avec les finalités extérieures aux communautés ou à leur bien. Référence à A. Besançon dans « le malheur du siècle ». La finalité politique ultime du totalitarisme n’est pas la réalisation de certains bien communs c’est la dictature. Les détenteurs du pouvoir détiennent la vérité officielle.
La puissance collective morcelée en puissances individuelles.
Plutôt que de remettre en cause cette décomposition du commun, la postmodernité a choisi de la pousser jusqu’au bout. La postmodernité contraint les individus à professer le « je veux donc je peux » chacun de leur côté, afin de tempérer les conséquences nocives qu’entraîne cet adage. La communauté politique est alors éclatée parmi les individus : son seul rôle sera de les réguler. Sous couvert de modération anti totalitaire, le nous est privatisé jusqu’à ne plus exister, fragmenté en autant d’entités hermétiques tenues à distance les unes des autres par leur souveraineté relative, et conciliées par le grand horloger de la gouvernance mondiale.
La postmodernité a poussé l’idéologie de la déconstruction à son terme en érigeant l’irréductibilité des antagonismes individuels en hypothèses fondamentales de son système de régulation, elle a définitivement supprimé de l’équation politique la notion même de commun.
L’appropriation de la vérité par des groupes d’intérêts cherchant le pouvoir en vue d’une finalité qu’ils s’étaient construites et l’exercice de leur violence sur le corps social ont jeté le discrédit non sur la mécanique de l’appropriation et la violence collective qui s’en suivait, mais sur la légitimité de l’existence même du corps social et la singularité des finalités qu’il pouvait se donner.
Le rapport de domination avec l’autre n’a pas disparu : il s’est généralisé, partout.
La communauté politique en est donc réduite à l’état d’impossibilité. Le vote et l’élection ne sont plus que des coquilles vides dénuées de sens.
La perversion ultime de cet individualisme est de nous faire croire qu’il est le seul à même de lutter contre les phénomènes totalitaires, alors qu’il en est tout à la fois l’un des aboutissements et l’une des prémices. On a décidé de supprimer le commun au nom de l’ouverture et de le remplacer par une juxtaposition d’individus idéologues de leurs droits subjectifs. On a donc privatisé le commun.
Les défenseurs de la postmodernité soutiennent que c’est la notion de finalité commune qui a tué la liberté dans les totalitarismes du XXe siècle. Ils expliquent ainsi que le nazisme a montré combien le commun était une menace dont il ne faut que se méfier, une contrainte dont il faudrait se libérer.
Saint-Exupéry : l’horreur de ces utopies est d’avoir construit de toutes pièces une vérité figée, érigée en finalité, sans avoir admis qu’il fallait la rechercher à l’extérieur de soi.
L’individualisme postmoderne repose donc bien sur la même vision anthropologique que les totalitarismes de la fin du XXe siècle. Il l’a simplement démocratisée.
Redécouvrir les finalités communes.
L’objectif de notre lutte doit être bien identifié : derrière la cible du spectre totalitaire, il faut viser l’idéologie de la déconstruction. Il faut donc d’une part rejeter les idéologies totalisantes. Mais il faut aussi également rejeter l’individualisme qui n’a comme projet que l’épanouissement des individus et la relégation du politique à leur régulation.
Ce n’est pas le collectif comme dépassement des individus qui est à blâmer mais le collectif privatisé par ces mêmes individus soit qu’ils se saisissent entièrement du pouvoir, soit qu’ils le fragmentent parmi eux.
L’un comme l’autre, totalitarisme et individualisme transforment la finalité politique en simple moyen d’organisation des finalités individuelles, par la centralisation ou la fragmentation, par la domination ou la régulation.
La fraternité ou la cohésion sociale n’est pas un objectif en soi : elle n’est que le fruit accessoire d’une réalisation commune, concrète, délimitée. Elle découle d’une finalité partagée.
Référence à l’exemple de Roger Scruton avec l’équipe de football…
Il s’agit d’offrir des buts à poursuivre non en tant qu’individu mais bien en tant que membre d’une communauté.
Le triptyque postmoderne l’État de droit, l’économie de marché et le vote (les formes d’Habermas) offre une image figée de la société alors même que celle-ci doit vivre animer par les projets qu’il habite. Vivre ensemble n’est pas un objectif suffisant il faut encore faire ensemble.
Il faut que ce sens a réinjecté ne soit pas comme il est perçu actuellement un discours qui sonne creux, un vernis plaqué sur un parquet encore poussiéreux. Il faut qu’il puisse emporter une adhésion, c’est-à-dire le goût du dépassement de soi.


Chapitre 4 : Pour Une Politique De L’Enracinement.
Il nous faut répondre à la triple quête de sens, d’appartenance et de reconnaissance que les peuples réclament en Occident, en admettant que ce sont les réponses qu’on apporte à ces questions et la manière de les apporter qui peuvent être totalitaires – et non le simple fait de se les poser. Le « vivre-ensemble », vecteur de déliaison, doit devenir un « faire-ensemble ». C’est donc l’antique démarche de la recherche des finalités communes qu’il nous faut réinvestir. Celle-ci ne peut être conduite qu’à hauteur d’hommes, dans la petite échelle de nos vies quotidiennes, au plus près de nos territoires et de nos bassins de vie. Ni contrainte, ni archaïsme, cette politique de l’enracinement, à rebours de l’injonction au mouvement permanent, doit nous permettre de redécouvrir que l’art de la politique n’est pas de gérer le changement mais de lui donner un sens.

Il nous faut nous demander ce que nous souhaitons pour notre demeure commune.
Pour ce faire il nous faut rompre avec la matrice de la déconstruction, et renouer avec l’antique philosophie de la recherche. C’est l’antique démarche de la recherche d’un bien qui n’est pas relatif à chaque individu qui doit être réinvestie.
Recherche et enracinement, enracinement et recherches sont les deux notions qui entretiennent entre elles une dialectique fondamentale réconciliant l’individu et sa communauté, le mouvement et la stabilité.
Le réarmement politique de l’Occident.
La politique comme prétention à ordonner des événements.
Alors que tout est flux il revient à l’action politique de réinvestir ce qui est permanent et de mettre de l’ordre… donner du sens.
Le propre de la politique est de penser les mouvements qui produisent des effets sur un corps collectif ; de les questionner ; de les ordonner à des finalités substantielles plutôt que de se laisser fasciner par les extraordinaires fantaisies qu’ils nous font miroiter.
Il s’agit de répondre à l’angoissante question de Hans Jonas à Hannah Arendt : « qu’est-ce qu’une demeure convenable à l’homme ? ».
La politique permet la constitution de communautés porteuses d’appartenance et de reconnaissance pour l’homme, parce qu’elle est finalisée.


La recherche de la demeure convenable des hommes.
C’est le doute qui le premier ouvre l’espace politique. Douter du pourquoi, d’un pourquoi qui ne se pose pas qu’à l’échelle individuelle mais touche également un écosystème plus large auquel nous devons tous rendre des comptes.
La noblesse de la politique consiste dans le droit-fil d’Aristote non à organiser les antagonismes irréductibles de chacun, mais, par le dialogue, à les ordonner à la recherche de ce que peut-être leur demeure commune.
Ce dialogue est qualifié de « conversation civique » par Oakeshott. Un dialogue dans lequel chacun accepte que le désaccord puisse ne porter que sur ce qui est commun et non pas sur ce qui lui est propre ; un dialogue dans lequel il accepte en quelque sorte de s’effacer individuellement. Un dialogue encore dans lequel chacun accepte de restreindre ses soi-disant souverainetés individuelles plutôt que de les répandre. Dialogue qui nécessite le doute sur ce qu’il convient de faire sur ce qu’est le bien commun. Un doute que l’autre peut combler.
Cette démarche fondamentalement démocratique est essentiellement inductive : elle élabore les solutions concrètes à des problèmes concrets en se frottant à la réalité de l’expérience. (Moi : plus d’idéologie ; politique capétienne). Chacun découvre son incomplétude (selon le mot de Soljenitsyne il est une ligne qui traverse le cœur de chaque homme) et donc son besoin essentiel de l’autre.
L’amitié.
Cette démarche qui n’est pas individualiste ne tend pas à maximiser le bien de chacun pris dans son individualité pas plus qu’à maximiser la somme des biens individuels agrégés dans la collectivité, mais à poursuivre des projets que l’on accepte de concevoir comme communs c’est-à-dire bons pour chacun d’entre nous en tant que membres de la communauté.
La capacité de se reconnaître dans la communauté en lui consentant ainsi une part de son individualité se matérialise plutôt par un sentiment d’attachement, et par la responsabilité que ce sentiment entraîne. C’est ce qu’Aristote a appelé l’amitié.
C’est l’amitié qui permet à l’individu d’admettre de ne pas maximiser son propre bien-être. C’est elle qui lui permet de se reconnaître dans une communauté.
L’idéal de l’amitié consiste à affirmer ses convictions, sans détour, tout en la valorisant au-delà des certitudes auxquelles nous pourrions individuellement tenir.
L’amitié comprend que si l’action témoigne de la vie, la vie précède néanmoins l’action. Si le « faisons » donne vie au « nous », le « nous » précède le « faisons ».
Voilà le vrai sens de la tolérance civile de Michel de L’hospital qui n’a rien à voir avec le relativisme individualiste comment on voudrait nous le faire croire aujourd’hui. La tolérance civile n’implique pas de ne pas juger. Elle implique de pouvoir délibérer à plusieurs sur ce jugement.
L’amitié c’est cet attachement profond aux lieux et aux personnes, plutôt qu’aux espaces et aux systèmes. C’est elle qui permet de résister à la table rase et à la matrice illimitée du « pourquoi pas ». Elle repose sur une ambition, celle de retrouver l’homme capable de mettre au-dessus de sa vérité un bien commun qui ne lui appartient pas en propre.
Cette amitié n’est pas affaire de formes et de procédures, de grands ensembles disparates et de diversités brassées dans les marmites de la mondialisation. Elle est affaire de côtoiement et de relations. C’est la proximité durable…
L’enracinement.
Pour qu’il y ait une appartenance commune, il faut un effort commun, redécouvrir le principe de la recherche des finalités collectives et donc il faut un certain degré d’enracinement.
Avant de prêcher le civisme et la citoyenneté il nous faut redécouvrir le substrat culturel de la cité, ce qui lui donne sa densité, son épaisseur, et au nom duquel ses membres accepteront de limiter leurs prétentions individuelles.
« Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir. Participation naturelle, c’est-à-dire amenée automatiquement par le lieu, la naissance, la profession, l’entourage. Chaque être humain a besoin d’avoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l’intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie » (Simone Weil, L’Enracinement).
La personne se niche au cœur d’un nœud de relations sans lesquelles elle n’existerait pas, et dont elle est fondamentalement dépendante pour épanouir l’ensemble de ses talents.
Nous sommes loin de la construction abstraite, du volontarisme arbitraire, de l’infrastructure numérique susceptible de remplacer la communauté d’affection qu’un authentique enracinement procure.
A l’inverse plus les sociétés s’ouvrent et plus les individus se referment sur eux-mêmes (sanction du déracinement).
Illustration avec la question de l’écologie. Elle est conçue aujourd’hui de deux manières. Tout d’abord comme une idéologie millénariste, un néopaganisme refusant d’admettre la singularité de l’homme dans la nature qui l’entoure. La nature est mythifiée, placée au-dessus de l’homme comme un dieu Spinozien, un surmoi culpabilisateur. Logique punitive avec en perspective de gommer l’homme de la surface de la terre. La seconde consiste à faire de l’écologie une contrainte purement technique c’est-à-dire une simple externalité du marché qu’il conviendrait d’internaliser par des mécanismes technocratiques. Ici la nature se réduit à n’être qu’un simple outil au service du caprice humain lui-même placé comme un Prométhée dominateur, arrogant et aveugle.
Ces deux conceptions ont en commun de postuler l’irresponsabilité fondamentale de l’individu tour à tour animal bestial et souverain capricieux.
L’enracinement des sociétés nous ouvre sur une tout autre vision de l’écologie. Un principe d’attachement de la personne à son environnement concret. Notre humanité résulte de notre capacité à façonner de véritables foyers singuliers marqués par nos coutumes, nos efforts et nos souvenirs. Il ne s’agit pas de concepts abstraits mais d’éduquer la personne humaine enracinée dans son environnement proche. Il ne s’agit pas non plus de précipiter l’individu dans le grand bain mondial qui le déresponsabilise. Il s’agit de développer une politique environnementale menée depuis les profondeurs du pays et de ses besoins. (Exemples concrets donnés).
L’enracinement n’est pas un produit généré par l’homme. Il est à cultiver. Il n’accouche que dans l’effort d’une lente maturation, d’une lente éclosion, d’une lente transmission. S’il nous est impossible de le fabriquer ex nihilo, à tout le moins nous est-il donné d’en préparer les conditions d’émergence, d’en encourager les frémissements, et d’en cultiver les fondations toujours vivantes.

La politique de l’enracinement.
Assumer le commun.
Il existe de nombreuses palettes du commun et de nombreux degrés d’appartenance. À des communs généraux (l’Europe, la France, les régions) répondent des communs plus particuliers (les familles, les professions, les associations, les religions, les loisirs, les sports).
Assumer l’existence de ces communs c’est assumer que certains auquel nous appartenons aient une supériorité, non morale ou rationnelle, mais affective.
Pour que les Français chérissent leur union et souhaitent lui donner un sens il faut pour reprendre le mot de Simone Weil « la leur donner à aimer ».
« C’est seulement si les hommes sont rassemblés par des liens plus forts que celui du libre choix que ce choix peut se voir conférer la prépondérance promise par le nouvel ordre politique » (Roger Scruton).
Il faut réaffirmer qu’il existe un substrat culturel qui sous-tend les formes et procédures d’une démocratie qui sinon deviennent désincarnées. Il existe un héritage commun très concret qui doit s’enrichir plutôt que se dilapider. Non par supériorité morale par rapport à d’autres cultures, mais en vertu d’une légitimité de l’existant par rapport aux promesses parfois fumeuses de l’avenir. Nécessité de l’humilité par rapport au passé.
Exemple de la loi sur le port du voile pour laquelle la cour européenne des droits de l’homme a fait référence à une notion juridique qui allait de soi à savoir un modèle culturel qui veut qu’en Occident les personnes ont dans l’espace public le visage découvert afin de permettre la possibilité de relations interpersonnelles... Elle ne s’est pas fondée comme le gouvernement français sur l’atteinte à une liberté individuelle (celle du port du voile) qui se serait justifiée par rapport à d’autres libertés individuelles…
La communauté nationale est une demeure commune, un lieu reçu et façonné, un foyer singulier tributaire d’un héritage.
Trahit-on ainsi la vocation universelle de la France ? Non car l’universalisme enraciné voit dans chaque culture la médiation nécessaire à la découverte du monde.
D’où la nécessité de la reconnaissance puis de la transmission de la culture qui nous rassemble.
D’où la nécessité de redonner un sens aux frontières qui délimitent le commun national. Il est vrai que la frontière n’a plus de sens aujourd’hui. Elle devient dès lors discriminatoire. Si par contre on considère qu’elles sont là pour préserver des civilisations composées de culture vivante elles retrouvent leur sens et légitiment leur contrôle.
La question des frontières et de leur fermeture met en évidence que l’ouverture systématique comme le mythe de la fermeture sont deux démarches qui procèdent d’une même matrice intellectuelle. Pas d’ouverture pour l’ouverture et de fermeture pour la fermeture. Il n’y a pas de droit unilatéral au mouvement et de devoir réciproque de la dépossession !... mais le droit et le devoir de chacun à l’enracinement. L’accueil dans sa civilisation, dans sa culture, dans son pays doit être comparé à l’accueil d’invités chez soi, dans son propre foyer. L’intégration est le summum de la considération que nous devons à l’étranger.
Habiter le commun.
Mais le commun doit être habité. Il ne doit pas être une superstructure froide et désincarnée dans laquelle personne ne se reconnaît.
Il s’agit de rapprocher les institutions de leurs membres et d’en faire des lieux de confiance permettant la recherche de finalité commune. Les outils de l’action politique doivent prendre la forme de réalisations communes plus charnelles, plus concrètes plus directement palpables pour les hommes. Notion de palette de degrés dans le commun. Indépendamment du rôle propre de l’État il s’agit également de favoriser l’éclosion des collectivités locales, des familles, des écoles, des syndicats, des entreprises, des communautés religieuses, des associations. Référence à Tocqueville sur la nécessité de nouer solidement les hommes au moyen d’associations locales.
L’échec de la décentralisation pratiquée en France est lié au fait que les délégations de compétences n’ont pas été accompagnées par des délégations de responsabilité.
D’autre part la décentralisation aboutit à une concurrence entre plusieurs collectivités locales sur un même territoire exerçant des compétences simultanées. D’où la multiplication des acteurs etc. Il est donc nécessaire de mettre la subsidiarité au cœur des politiques territoriales.
Enfin la démocratie locale doit prendre la forme d’une véritable démocratie de projets plutôt qu’une démocratie de représentation. Exemple de l’agriculture. On a créé un monstre technocratique décorrélé de la réalité spécifique de chaque territoire, de ses atouts et de ses difficultés.
Certains services publics locaux pourraient être directement créés par des associations de fonctionnaires entrepreneurs et mutualisés sous la forme de coopératives ; d’autres pourraient être pris en charge par les usagers eux-mêmes à la manière d’une copropriété d’immeuble etc.
Les différents corps intermédiaires ne doivent pas se voir astreindre par un tiers tutélaire d’autre finalité que celle qu’ils se donnent librement à poursuivre dans le respect de la loi. Il faut les laisser poursuivre leur propre finalité et leur donner les moyens de les atteindre…Ex de l’enseignement.
S’agissant de l’entreprise il serait souhaitable de donner à cette dernière les moyens juridiques (modification de l’article 1872 du CC) de poursuivre d’autres missions que la simple collecte du profit, sans crainte de procédure contentieuse etc.
La question du sens à donner au travail devient essentielle référence au livre de Nicholas Boutout et Julia de Funès mettant en évidence que la baisse de la compétitivité et la fuite des talents proviennent de la définition de l’entreprise réduite à une organisation technicienne où l’inflation des process et des contrôles finissent par détruire plus de valeur qu’elles n’en créent et où par voie de conséquence les salariés perdent de vue le but et le résultat tangible de leur travail avec des conséquences en termes de burnout par exemple.
Le dialogue social doit être nourri au plus proche des lieux d’emploi. En matière de syndicalisme et de corps de métiers pourquoi ne pas responsabiliser les branches d’activité en les rapprochant de ce qu’étaient autrefois les anciens corps de métier afin de créer de réelles communautés de travailleurs selon leurs expertises ?
Il y aurait lieu de revisiter la pensée distributisme d’auteurs comme Chesterton. Pensée qui prône le rapprochement entre le propriétaire de l’outil économique et le producteur, le développement des entreprises familiales dont la transmission doit être favorisée, la redécouverte des marchés locaux éventuellement protégés par des barrières commerciales définies à l’échelle européenne et la disparition du salariat au profit de ces guildes sorte d’Uber médiéval ; ce que la multiplication des professions indépendantes pourrait pertinemment servir.
Au-delà du monde du travail, la politique de l’enracinement doit faire de l’État non l’initiateur mais le soutien des projets concrets tendant à la création de commun.
Au-delà de diverses méthodes c’est aussi le modèle social français qui pourrait être revisité. La France met à la fois en œuvre la redistribution financière des plus aisés vers les plus démunis et la production de services publics. L’équation financière devient de plus en plus impossible à résoudre avec une efficacité douteuse. L’État devrait réinvestir son rôle de producteur de services rendus au public et non de simple guichet d’aspiration et de redistribution anonyme de l’argent. Plutôt que de donner à chacun les moyens de consommer par la redistribution des revenus il pourrait choisir d’offrir à chacun les moyens de participer concrètement à l’action commune. Il s’agirait de faire le pari du lien social et de privilégier le financement concret de service public rendu par les collectivités publiques ou les associations homologuées plutôt que la redistribution des revenus. L’objectif doit être de rapprocher l’impôt de services concrets vendus à tous et de participer davantage à souder la communauté nationale dans son ensemble.
S’ouvrir au commun.
La multiplication des communs peut toutefois conduire à l’écueil du communautarisme.
Le premier sens du communautarisme c’est le regroupement d’intérêts d’une catégorie d’individus dans une stratégie collective de prise de pouvoir (lobbies, groupes de pressions). Il faut les combattre d’abord parce que le corps intermédiaire est un ensemble politique dont la finalité dépasse l’individu à l’inverse du lobby et d’autre part parce que le lobby n’existe pas pour lui-même mais n’a de raison d’être qu’en tant qu’il influence l’organe dirigeant d’un autre groupe social. Les pouvoirs donnés aux corps intermédiaires afin de rapprocher l’homme du politique doivent être limités à la réalisation de leur propre objet social et ne pas s’étendre au-delà.
Le deuxième sens du communautarisme c’est le repli sur elles-mêmes de communautés entières. Problème des ghettos. Il s’agit soit de repli sur soi des individus soit de prise de contrôle social des individus dont la vie devienne réglée par la collectivité.
Or les corps intermédiaires ont à l’inverse une logique d’intermédiation; le risque de communautarisme existe dès lors lorsqu’il n’y a plus qu’un seul corps intermédiaire une sorte d’état dans l’état, d’humanité dans l’humanité. La politique de l’enracinement ne doit donc pas conduire à une absolutisation des corps intermédiaires.
La solution est triple : lutter contre la concentration géographique de population homogène, favoriser l’ascenseur social et enfin multiplier les sources d’ouverture de l’individu à de nombreux communs afin de lui éviter l’enfermement dans un seul d’entre eux.
La contradiction entre la multiplicité des appartenances et la politique de l’enracinement n’est qu’apparente. Le communautarisme n’est rien d’autre qu’un individualisme qui s’exprime au niveau collectif. L’opposition entre communauté ouverte et communauté fermée est aussi artificielle que l’alternative entre individualisme et totalitarisme. Ce ne sont pas les sociétés qu’il faut ouvrir pour éviter l’enfermement communautaire ou totalitaire mais les individus eux-mêmes à autre chose que leur existence propre. C’est ce long et difficile apprentissage de l’ouverture que l’enracinement rend possible par l’intermédiaire des choses et des personnes auxquelles chacun a pu, par le poids de toute une vie et de générations successives, s’attacher, se donner et s’échanger.

Servir le commun.
La recherche commune de la vérité exige ainsi une métamorphose non seulement de nos institutions, mais également – voire surtout – de nos comportements. Permettre à chacun d’exprimer ses doutes sur la bonne vie commune plutôt que de les rejeter dans l’intériorité de son intimité, voilà peut-être le cœur de cette transformation radicale – et en même temps ce qui paraît le plus difficile à atteindre.
Trois actions peuvent permettre de faciliter cette évolution des comportements :
La première passe par la nécessaire remise en cause de nos méthodes de communication. Dans La Langue des médias, Ingrid Riocreux cite Hitler –et cette citation a le mérite de nous faire prendre conscience de la dangerosité du système actuel : « Le but de la propagande n’est pas de doser le bon droit des divers partis mais de souligner exclusivement celui du parti qu’on représente. Il n’est pas non plus de chercher objectivement la vérité mais à poursuivre uniquement celle qui lui est favorable. Nous y sommes !
La deuxième action permettant de redécouvrir cette capacité au dialogue réside dans l’éducation, qu’elle se fasse à l’école ou en famille. Revaloriser l’autorité de la transmission et de l’apprentissage, c’est ouvrir l’enfant à quelque chose qui le dépasse : la connaissance. Enseigner la rhétorique classique des grecs. Cf pratique anglo-saxonne.
Enfin, la troisième action incitant à ce décentrement de l’individu réside dans notre capacité collective à reconnaître les mérites personnels. L’adéquation entre l’honneur d’un homme, d’une part, et les honneurs que la société lui confère, d’autre part, constitue en effet un champ d’action publique que nos sociétés doivent s’efforcer de réinvestir. Les Français en viennent à estimer, comme Flaubert, que le paradigme est renversé et que, bien loin de reconnaître l’honneur, « les honneurs déshonorent ». Vigny disait joliment que « l’honneur est la poésie du devoir » en brodant sur l’adage « noblesse oblige ». Mais l’idéologie de la déconstruction, on l’a vu, a privé l’honneur de tout sublime en rabaissant les aspirations de l’homme à la seule quête de son intérêt.
Or, nos sociétés, et la création de richesses – économiques, culturelles, humaines – qu’elles permettent, ne peuvent exister sans leurs deux béquilles : la responsabilisation de leurs membres en raison de leur sentiment d’appartenance, d’une part, et la reconnaissance collective ajustée aux mérites de chacun, d’autre part.
L’honneur est fondé tant sur un idéal d’homme responsable imprégné de ses devoirs que sur la réalité de l’homme déchiré par ses passions et ses égoïsmes.
CONCLUSION
Les récents signaux, faibles et forts, de la résurgence d’un spectre totalitaire au cœur même de l’Occident semblent provenir d’une abdication fondamentale de notre modèle politique à répondre à la triple quête de sens, d’appartenance et de reconnaissance qui agite les démocraties libérales. Celles-ci ont renoncé à prétendre façonner une demeure convenable pour les hommes qu’elles abritent, au profit d’un système universel et anonyme, ou plutôt universel parce qu’anonyme, régulant les libres rapports entre individus au sein d’un espace indéfini. Elles soupçonnent cette quête de sens, d’appartenance et de reconnaissance d’annoncer la résurgence des totalitarismes. Ce faisant, elles exacerbent les frustrations sur lesquelles prospèrent le salafisme et les mouvements identitaires. Cet essai avait pour ambition de démontrer combien la dissolution des sociétés au nom de leur ouverture indéfinie était synonyme de décomposition démocratique ; combien l’absence de réponse à la demeure convenable des hommes conduisait à la mort du politique comme conscience d’un ensemble auquel l’individu appartient ; combien la prétention à la neutralité d’un État gestionnaire, issue d’un refus du totalitarisme, ne s’attaque pas à la lointaine racine qu’elle partage, en fait, avec lui ; combien la relativisation de la vérité, rendue irréductible à chaque individu, charrie de promesses de guerres civiles par l’organisation systématique de l’indifférence des uns à l’égard des autres ; et combien il est désormais impératif de redécouvrir la nécessité de nos vieilles demeures communes, au moment où s’ébrouent, partout dans le monde occidental, les identités tribales aspirant à la reprise en main d’un destin collectif frustré de toute légitimité. Le consensus « ouvert » qui se borne à rassembler les hommes autour des formes et des procédures que sont les élections, l’État de droit et le libre-échange est une fausse monnaie. Espérer rendre la société paisible en généralisant le repli sur eux-mêmes des individus n’est pas une réponse : c’est, bien au contraire, la source première des difficultés. C’est le faux respect. Derrière lui sourd la violence. Le droit, le suffrage et l’économie de marché qui symbolisent aujourd’hui l’esprit universel des démocraties libérales ne suffisent pas à prévenir le risque du retour des guerres civiles, où l’ennemi est absolu et l’affrontement total : au contraire, concevoir qu’ils pourraient jamais suffire précipite déjà la mort du politique. Prôner l’amitié civique, concevoir des politiques de fraternité, imaginer ainsi faire éclore une solidarité qui ne s’ancre dans aucune réalité partagée, dans aucun substrat culturel assumé, sont inutiles. La fraternité ne se décrète pas. Elle est le fruit d’une action commune. Elle n’est pas abstraite. Elle est située. Lutter face à la résurgence de l’esprit totalitaire en Occident par le biais de l’individualisme des démocraties libérales souffre ainsi d’un problème de méthode fondamental : c’est notre propre défaite que nous préparons en refusant de nouer les individus entre eux, autrement que par une convergence d’intérêts. Il nous faut, tout au contraire, nous reposer la question de la demeure convenable des hommes. Il nous faut l’embrasser. La confronter. C’est à ce prix que nous tiendrons encore ensemble – et que nous ne perdrons pas ce à quoi nous tenons le plus. Mais la prise de distance des Français à l’égard de la politique est le signe d’un grand fatalisme, d’un dégoût de la réalité, d’une forme de paresse à se confronter à elle. Nous nous détournons du vote comme si nous avions épuisé nos idéaux politiques et que le principe de réalité, les déceptions, les échecs, les trahisons, les magouilles, les peurs, les dangers, les risques, sans cesse renouvelés, devaient nous éloigner définitivement du monde et nous faire abdiquer toute capacité à l’ordonner, à lui donner une direction. Nous ressentons un essoufflement, une angoisse, au sujet du sens même du politique. De son utilité, de sa pertinence. Comme si « on » nous avait menti en nous promettant un résultat éclatant, et que, déçus, fatigués, nous nous retirions sur notre montagne. Or, sur cette montagne nulle voix ne nous entretiendra d’une sagesse dont nous pourrions nous inspirer ; d’en bas, nulle voix non plus pour nous en rappeler. Et le vide que nous laissons sera bientôt rempli par le tumulte du divertissement et la froide terreur de groupes organisés pour conquérir le pouvoir, qui exerceront leur tyrannie pour construire un ordre social à leur image. Loin des urnes, nous caresserons toujours de vagues utopies, de fébriles idées sur ce « qu’il aurait fallu faire », le fameux « y a qu’à, faut qu’on » indispensable aux premières minutes d’un dîner en ville et aux dernières heures d’une soirée arrosée. Et chaque jour qui passe loin de nous en France semblera confirmer, comme une prophétie autoréalisatrice, combien notre éloignement était justifié. Comme si nous ne prenions plus notre responsabilité dans la demeure des hommes au sérieux. La demeure des hommes, c’est le nœud qui lie les membres d’un corps vivant. C’est le foyer où chacun s’épanouit en exerçant sa création, son œuvre, dans et par lequel il se nourrit – au sens propre comme au sens figuré. La nation figure parmi l’une des plus importantes demeures de l’homme. Non pas la seule, car il en faut de nombreuses pour le grandir ; non plus une demeure éternelle, ni même nécessaire au sens causal du terme. C’est, comme toutes les demeures, un foyer fragile, patiemment bâti, longuement chéri, et prudemment cultivé. Mais lorsque les membres d’une demeure relèvent la tête de leurs tâches, se détournent des nœuds invisibles qu’ils ont tissés, et qu’ils ne savent plus pourquoi ils les ont tissés, en vue de quelle tâche ils les ont noués, c’est qu’un logicien leur a soufflé qu’il n’y avait plus de raison à le faire. La seule réponse à la question du « pourquoi » ne devient plus qu’un faible « pourquoi pas », qui n’est pas promesse de sens, que recherche le cœur de l’homme, mais promesse de vacuité. Et le nœud nous apparaît alors pour ce qu’il est humblement, dans la fragilité de sa pauvre matière : emmêlé, effiloché, usé et sali. Il ne signifie plus rien. Il est dégradé à l’état d’objet. On en rejettera l’essentiel, en héritiers honteux d’un passé qui nous dérange ; on en célébrera quelques restes, vestiges d’une histoire figée qu’on ne comprendra plus mais qu’on aimera à contempler avec mélancolie. Ainsi de cette muséification progressive de l’Europe qui fige son identité singulière dans des ruines monumentales pour ne plus voir ses capitulations. C’est alors que la corruption s’installe dans la demeure des hommes. Lorsqu’on ne sait plus pour quoi on agit, on cesse d’agir – on s’étourdit de loisirs, on s’abrutit de travail, mais on tourne à vide. Et cesser d’agir, ce n’est pas, dans le temps long des civilisations et des sociétés, faire une pause pour se ressaisir. C’est détruire.



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