PAUL-FRANCOIS SCHIRA
« LA DEMEURE DES
HOMMES : Pour une politique de l’enracinement ».
INTRODUCTION.
À la suite des attentats de janvier 2015 la France a
voulu se rassembler autour de l’individu. Immense paradoxe. Mais y a-t-il encore
un sens à se dire français aujourd’hui, là où les nations, les cultures et les
civilisations se décomposent en un agrégat géant d’individus libres et égaux,
éternellement neuf et délié de tout ?
Avec le déclin de l’URSS le monde libre devint le monde
entier. La victoire de l’Occident proclama l’avènement d’une nouvelle trinité
hégémonique au soir de la défaite des totalitarismes fascistes et nazis : libre
élection, État de droit et économie de marché.
La politique n’est plus la poursuite de bien commun mais
la combinaison de mécanismes processuels destinés à organiser la libre
concurrence de chacun pour la poursuite de ses biens propres. Notre modèle est
le refus de tout modèle ; nous sommes une étreinte inclusive, un
encerclement ouvert. Notre réunion en société, notre tout, est un rien.
La vague d’attentats subie par notre pays et ses voisins a
eu ceci de caractéristique que ce sont des Français, des Belges des
Britanniques inconnus qui se sont retournés spontanément contre leur propre
société. Et face au vide de notre « nous » le salafisme est apparu
comme la seule communauté protectrice pour individus en quête de fraternité
concrète.
Il faut un sens au vivre ensemble pour que le vivre
ensemble demeure. Or l’individualisme politique des démocraties libérales a
discrédité notre capacité à penser les finalités communes. Toute tentative de
forger un projet commun qui dépasse le plus petit dénominateur des intérêts
individuels est soupçonnée de porter les germes du totalitarisme comme si la « summa
divisio » opposant le tout et l’unique avait vidé le commun… comme si le « nous »
avait disparu de la liste des pronoms personnels qu’il avait été déconstruit en
autant de « je » concurrents.
CHAPITRE 1 : LE SPECTRE DE L’ESPRIT
TOTALITAIRE EN OCCIDENT.
Le terrorisme islamiste n’est pas la
conséquence de problématiques socio-économiques telles que le chômage ou la
précarité, et n’est pas exclusivement tributaire de questions géopolitiques
extérieures à l’état de notre pays. S’il prospère évidemment sur ces terreaux,
il est également, et de plus en plus, le produit d’une idéologie totalitaire,
nourrie et développée depuis l’intérieur même de l’Occident. Le succès de cette
idéologie, notamment parmi les nouveaux convertis, provient de ce qu’elle offre
une réponse simple et facile à la quête fondamentale de sens, d’appartenance et
de reconnaissance. Or, le refus des démocraties libérales de reconnaître la
légitimité de cette triple quête alimente la résurgence d’un spectre totalitaire
parmi leurs peuples. Face à ces aspirations, le modèle individualiste des
démocraties libérales équivaut à un véritable désarmement collectif.
Le djihadisme va bien au-delà. Il ne répond pas à nos
grilles d’analyse habituelles. Bien au contraire, il se nourrit monstrueusement
de ce que nous avons laissé en dehors du système : la question du sens, le
besoin de rassemblement des hommes en fraternités, la quête de réalisations
collectives.
Le salafisme et « l’esprit totalitaire » en Occident
Les raisons plutôt que les
causes.
La seule recherche des causes du phénomène en nous
interdisant d’en rechercher les raisons trahit le biais d’une grille d’analyse
matérialiste. Selon cette perception l’action humaine n’est rationnellement
justifiée que par la quête des moyens d’existence et jamais par une quelconque
quête de sens. Or le terrorisme islamiste ne se réduit pas à l’expression d’un
manque matériel.
Une idéologie poursuivant
une finalité déterminée.
Le salafisme a objectivement un fondement idéologique.
Une idéologie qui renoue
avec les totalitarismes du XXe siècle.
Se référant notamment à Raymond Aron et à Hannah Arendt l’auteur
définit les deux facteurs essentiels du totalitarisme : la promotion d’une
finalité absolue et la création d’une communauté artificielle. Le totalitarisme
d’une part prône le refus absolu du compromis et prétend épuiser la vérité dans
la pureté d’un manichéisme irréductible ; d’autre part il exalte une communauté
(la race, la classe, la Nation) détentrice de cette vérité dont l’homogénéité
est ainsi prescrite, et organise à ce titre la destruction des autres
structures sociales perçues comme concurrentes jusqu’à absorber la personne
humaine elle-même.
Or ces deux traits sont présents dans le salafisme.
La liberté de la personne humaine y est totalement
absente.
Une idéologie homegrown.
C’est la matrice de cette idéologie que de vouloir
nourrir le rejet de l’Occident au cœur même des sociétés occidentales. D’où
cette vague de conversion au sein de nos propres populations.
Le désarmement politique de l’Occident.
La triple quête de sens, d’appartenance
et de reconnaissance.
La quête de sens à laquelle le salafisme a ouvert une
réponse ne relève pas comme nos sociétés le conçoivent aujourd’hui, d’une
recherche d’épanouissement purement personnel. Cette quête de sens adresse à
quelque chose de supérieur à la vie individuelle de ses interlocuteurs.
L’islamisme et particulièrement le salafisme répondent à
la triple quête de sens, d’appartenance et de reconnaissance.
Les convertis adhèrent ainsi un projet collectif porteur
d’espérance.
Or l’Occident a précisément choisi d’évacuer la quête de
sens en tant que tel, la rendue un non sujet, et l’a remplacée par une
proposition de distraction permanente.
À l’heure postmoderne seul l’individu est sujet, lui seul
est responsable. A l’heure postmoderne l’individu ne dispose plus du sentiment
d’appartenir à un ensemble qui ait du sens.
Plus que le salafisme totalitaire, c’est l’ignorance d’une
attente à laquelle ce totalitarisme offre un exutoire qui constitue la menace
fondamentale pesant sur les démocraties occidentales.
Car l’Occident n’assume pas de répondre à la question du
sens, il refuse expressément d’y répondre au nom de sa lutte contre le
totalitarisme. Voilà justement le piège dans lequel nous sommes aveuglément
tombés : croire que c’est la triple quête de sens, d’appartenance et de
reconnaissance qui est totalitaire en soi.
Une triple quête diffuse en
Europe.
Les mouvements auxquels on assiste actuellement en Europe
dans différents pays comme l’Italie, la Hongrie ou encore l’Autriche, malgré
leur grande différence, partage de caractéristique essentielle : une ambition
de reprise en main des finalités politiques et la réaffirmation d’une
appartenance culturelle délimitée, singulière au sein de la communauté humaine
à laquelle s’identifier.
Ces mouvements n’ont aucune nature totalitaire bien qu’ils
soient autoritaires, pour certains artificiels ou encore démagogiques. Ces
populismes n’ont pas la nature ni les caractéristiques du totalitarisme.
Mais pour la postmodernité poser une finalité collective
est déjà en soi totalitaire ! Pourquoi ? Parce que la liberté individuelle est
souveraine, démiurgique, principielle. Et c’est en cela que nos démocraties postmodernes
manifestent leur refus de comprendre la quête de sens, de reconnaissance et d’appartenance
qui agite pourtant leur propre peuple.
Le spectre de l’esprit
totalitaire.
En procédant de la sorte les démocraties libérales
endossent l’uniforme du pompier pyromane. Elles menacent ainsi de donner corps
au spectre de l’esprit totalitaire en Occident et d’ailleurs les Etats de l’Occident
libre se bornent à soigner les symptômes de ces phénomènes radicaux sans en
comprendre les raisons : ils opposent alors des moyens à une machine à produire
du sens.
L’individualisme forcené nourrit l’esprit totalitaire en
acculant à cette extrémité ceux qui en sont les plus désespérées. Il pousse les
insatisfaits du système vers les extrêmes.
L’individualisme creuse l’isolement qui accouche des
aspirations collectives les plus artificielles. Plus on démantèle ce qui unit
concrètement les hommes par-delà l’horizon de leur vie individuelle, plus ils
se rétrécissent autour de leurs semblables, provoquant des regroupements de nature
grégaire.
Le refus de la quête de sens nous aveugle sur les
subtilités de l’enracinement. Comment saisir avec une grille d’analyse
individualiste un phénomène qui dépasse l’addition des individus qui
participent ? Comment lutter contre le populisme lorsqu’on doute de l’existence
d’une culture française ?
Exemple de la politique de la ville qui n’a jamais
consisté à soigner mes simplement à nettoyer.
Le désarmement politique de
l’Occident.
En prescrivant d’éloigner l’homme de toute quête de sens,
qu’il soupçonne déjà de totalitarisme, le système individualiste rétrécit les
aspirations collectives en revendication individuelle. La réponse
individualiste ne permet pas de créer au sein d’un corps collectif la cohésion
nécessaire à sa conservation ; elle a précisément plutôt tendance à la
détruire. Difficile de rassembler les individus pour défendre l’individualisme.
Intrinsèquement contradictoire.
L’appel aux valeurs, au civisme et à la fraternité
républicaine sonne désespérément creux dans un cadre postmoderne, lorsque la
question du sens, de l’appartenance de la reconnaissance est ravalée à n’être
que le relent de la barbarie.
Référence aux travaux de Ibn Khaldoun qui a théorisé l’émergence
de l’État dans le monde islamique comme provenant d’un paradoxe fondamental :
le désarmement des masses productives très peu solidaires au profit d’un petit
nombre de guerriers violents organisés en tribus fortement soudées chargées de
la protection de la société mais maintenue à l’extérieur de cette dernière. Un
système impérial s’opposant frontalement au modèle de la Nation. Car la nation
ne se résume donc pas à la simple concentration de sédentaires producteurs de
biens se contentant de payer l’impôt. C’est plus qu’un système, une demeure. C’est
le nous prélude à l’émergence d’une volonté commune.
L’individualisme postmoderne signe au contraire le retour
du système impérial. Abandon du creuset que constitue la Nation. L’État n’est
plus qu’une administration impersonnelle organisant la paix sociale.
L’analogie de la théorie impériale d’Ibn Khaldoun avec l’individualisme
et le djihadisme est frappante.
CHAPITRE 2 : L’INDIVIDUALISME OU LA
DÉCONSTRUCTION DU COMMUN.
La réaction des démocraties libérales face à la
résurgence du spectre totalitaire en Occident s’explique par le caractère
fondateur, pour la postmodernité, des totalitarismes nazis, fascistes et
communistes du XXe siècle : leur souvenir réactive perpétuellement
notre méfiance à l’égard de toute finalité collective dépassant les seuls
individus. Toutefois, une telle vision de la politique, qui se veut neutre et
qui ne dit rien des devoirs que l’individu se choisit, ne peut en réalité
impliquer d’autre chose que la disparition du « commun »
lui-même : les hommes n’appartiennent à une communauté que s’ils y
trouvent un sens qui les dépasse. La disparition de ce « commun »
finit alors par se retourner contre l’individu, et facilite l’avènement de
l’esprit totalitaire que l’individualisme politique prétendait justement
éviter.
Pour faire face au terrorisme islamiste il manque aux démocraties
libérales la capacité de nouer leurs membres.
De l’ordonnancement d’une société ou d’un édifice social
comparé à celui d’une cathédrale, les démocraties libérales ne retiennent que
le principe de domination qu’elles ont en horreur. Elles confondent la beauté de
l’édifice avec le monolithique bloc de pierre. Désormais pour qu’il n’y ait plus
de domination il ne doit plus y avoir ni bloc de pierre, ni cathédrale. Pour
éviter l’écrasement on prône le démantèlement.
Les démocraties libérales ne nient pas les bienfaits que
peut offrir le sentiment d’appartenance. Elles ont simplement espéré se
dispenser de faire de la politique tout en en conservant les fruits. Or il s’avère
que le vivre ensemble ne subsiste pas sans faire ensemble.
Les mensonges de la neutralité.
La politique postmoderne.
À l’origine démocratie et État de droit, volonté générale
et droits individuels ne s’opposent pas. Ils vont de pair. L’État de droit est
la garantie de l’enrichissement du tout par la singularité de chacun.
La protection des droits individuels ne constitue qu’un
plancher. Le système juridique garanti les « droits de… ». En se
bornant à définir la liberté individuelle parce qu’elle ne peut pas faire et
non parce qu’elle devrait bâtir, sans donc s’adjoindre de finalité, le droit n’exclut
pas pour autant la poursuite d’un bien commun. Le droit ne dit pas ce que sont
les communautés de vie sans pour autant les nier. Il en permet l’éclosion. L’État
de droit fondé par la déclaration de 1789 est un instrument nécessaire mais non
suffisant à la démocratie. Il est l’une des conditions à la tenue d’authentiques
conversations civiques entre les citoyens et les institutions.
Mais au crépuscule du XXe siècle et de son long cortège
de totalitarisme l’individu est devenu l’unique horizon politique des sociétés
européennes. La dégénérescence des Nations et des classes en sociétés du massacre
organisé au nom de vérités absolues a dégoûté les hommes de tout ce qui pouvait
les dépasser. Toute communauté faisant sens est assimilée à une dictature en
puissance. Le rassemblement des hommes encore collectif devient négatif. Le
pourquoi de l’action collective devient comment. On organise. Le modèle est
renversé on ne sert plus le commun mais le commun nous sert. Dès lors les « droits
de… » deviennent davantage qu’un simple plancher ils se muent en un
plafond. L’État de droit devient une chambre d’enregistrement des désirs
individuels. Ces derniers constituent le seul projet politique collectif
imaginable sous le contrôle des juges.
Dans ce système les finalités sont renvoyées à quelques
vagues concepts. On ne dit pas de quelle éducation on parle, de quelle
solidarité on se fait le défenseur, de quelle écologie on parle. Seul compte le
bon fonctionnement de la machine régulatrice. C’est l’efficacité qui guide nos
politiques publiques comme c’est l’efficacité qui guide les rouages d’une immense
machine qui ne vit pour rien d’autre au monde que d’être ce qu’elle est–efficace
pour ses utilisateurs.
Les modèles politiques s’effondrent sans jamais qu’une
réflexion s’interrogeant sur leur signification ne soit versée au débat public
en contrepoint du sacro-saint argument de l’efficacité.
Chacun pour soi : la loi du
gain individuel saborde les finalités communes.
La loi du gain individuel n’est pas une loi scientifique
de l’ordre de la description objective. En revanche l’histoire est pleine de
sacrifices ou, pour le meilleur ou pour le pire, les hommes se donnent au
service de plus grand qu’eux-mêmes.
Partir de l’hypothèse que les individus poursuivent chacun
leurs intérêts antagonistes irréductibles, pour expliquer qu’il n’existe plus
de cause commune qui soit capable de les réunir sans violence ou gain à le
faire, c’est donc prendre le problème à l’envers. C’est parce que la société s’est
résolue à ne plus nourrir de cause commune qui réunisse les individus que
ceux-ci s’isolent les uns des autres, et non parce que les individus sont
isolés qu’il faudrait en tirer la conclusion qu’ils ne peuvent poursuivre de
cause commune autrement que par intérêt.
Quant la société ne nourrit rien d’autre chez l’homme que
l’aspiration à réclamer ses droits, elle renonce à dépasser cette loi du gain
individuel, elle abdique une telle ambition face à la prétendue nature égoïste
des hommes, elle finit en réalité par s’y résoudre. Chacun anticipe que son voisin
puisera dans le pot commun. Chacun est alors incité à le devancer.
C’est ainsi que le sens de l’impôt est perdu. Tout est
fait pour éviter la charge collective. Parce que notre système politique est fondé
sur une vision individualiste, l’individualisme devient en soi légitime.
Tout vide juridique, non régulé, devient alors vide moral,
un vide tout court.
Tous contre tous : la
disparition des finalités communes détruit le commun.
La disparition des finalités communes qui est une
conséquence des choix dictés par la fiction de l’individu autonome, aboutit à
la destruction de la communauté civique : sans finalité, les collectivités n’existent
plus qu’en tant que système inerte dont les individus seront progressivement
amenés à se détacher. La politique est assimilée à l’organisation de la simple
loi du marché.
Le gain individuel finit par s’aiguiser en se comparant au
gain d’autrui, rendant encore plus improbable l’association des hommes au nom
de causes communes. On en arrive à la dissociété de Jacques Généreux.
e pas donner de finalités communes aux hommes, c’est les exciter
les uns contre les autres.
Référence à l’économiste hongrois Karl Polanyi pour qui
la notion d’économie recouvre deux sens : l’un consistant en l’impératif de
répondre aux besoins matériels de l’homme (sens classique et historique) et l’autre
consistant en la science de la rareté (sens actuel). La fusion des deux s’opère
dans l’âge moderne. L’économie se réduit alors au seul mécanisme du marché
totalement désencastré des sociétés humaines et de leurs besoins réels.
La logique marchande ainsi généralisée conduit l’homme à
sans cesse chercher la préemption de la rareté.
Tout est soumis à la loi de la préemption de la rareté, même
l’humain ! Même le travail !
Référence à la prédiction de Marx : « Vint enfin un temps où tout ce que les
hommes avaient regardé comme inaliénable devint objet d’échange […]. C’est le
temps où les choses mêmes qui jusqu’alors étaient communiquées, mais jamais
échangées ; données, mais jamais vendues ; acquises, mais jamais achetées
– vertu, amour, opinion, science, conscience, etc. – où tout
enfin passa dans le commerce. »
Le but n’est plus de réaliser un objet remplissant sa
valeur d’usage c’est-à-dire une certaine finalité mais de le produire à moindre
coût et de le revendre à plus haut prix. La loi du marché et la fascination de
la rareté aboutissent à la transformation de l’être en avoir. Le marché n’est
plus un moyen pour atteindre certaines fins : il est devenu fin en lui-même. Or
les hommes ne communient que s’ils trouvent dans la politique un sens qui les
dépasse. Faute de quoi ils se déchirent.
Tout pour tous : de la
protection à la promotion des individus.
Présupposant que le rôle du politique se cantonne à la
régulation d’une société d’individus aspirant à l’autonomie, cette fiction
reconnaît implicitement ne concevoir la société que comme constituée d’individus.
La société ouverte devient un programme politique de destruction massive.
Toute institution est devenue une contrainte. L’État est
un prestataire de services toléré parce qu’il est utile pour atténuer les
antagonismes de chacun. En revanche les corps intermédiaires ne sont pas perçus
comme des maux nécessaires mais comme des maux tout court.
Il y a un paradoxe de deux mouvements concomitants : le
politique doit à la foi se retracter, en se retirant du champ des finalités
sous prétexte de lutter contre le totalitarisme, on l’a vu ; et à la fois se
renforcer, sur le champ plus restreint de la destruction des corps
intermédiaires, même les plus intimes, afin de servir l’épanouissement
individuel. Alors même qu’elle prétend lutter contre le totalitarisme, la postmodernité
en ravive donc les marqueurs fondamentaux tels qu’identifiés par Ernst Nolte.
Ce qu’il perd en substance, l’État postmoderne le gagne
en puissance. La postmodernité n’a pas vidé la politique de toute finalité :
elle a plutôt persisté à charger l’Etat de faire advenir la seule vie bonne qu’il
admette, c’est-à-dire l’épanouissement libre et absolu de l’individu.
Les corps socialisants comme la famille, l’école, les
églises, l’entreprise et le syndicat sont repensés pour n’être plus que les
prestataires de services au bénéfice d’intérêts individuels. Le rôle des
communautés est borné et limité à la distribution de droits-créances.
Tout ce qui rassemble est démantelé car - hors l’intérêt
individuel- ce qui rassemble menace nécessairement d’opprimer.
L’individualisme contre l’individu.
La mort de la politique.
On ne débat pas de l’intérêt de la collectivité, mais de
celui de ses membres.
S’opposer à la vision politique postmoderne de l’individualisme
c’est s’exposer à la remarque selon laquelle cet individualisme ne contrevient
aucunement à notre propre liberté individuelle. Faute de nous opprimer en tant
qu’individu, l’individualisme supprime sa propre critique !
Exemple de l’ouverture des commerces le dimanche qui a
permis au secteur marchand de rogner un espace de liberté au nom de la liberté
!…
C’est au nom de la liberté que l’homme est assigné à n’être
qu’un individu, sans jamais pouvoir s’élever au-dessus de sa condition et
réfléchir en tant que citoyen.
La fiction de la neutralité ne prétend pas offrir une
réponse politique parfaite. Elle prétend au moins assurer concrètement,
pragmatiquement, le droit de chacun de s’épanouir, et de subir le minimum de
contraintes. Certes au détriment des ensembles humains. Mais elle assume sa
préférence pour l’individu. C’est le moindre mal.
Mais le désarmement politique n’est pas un moindre mal
pour un plus grand bien. Il creuse les fossés entre les individus, aiguise les
antagonismes et peut aller jusqu’à provoquer l’explosion du vivre ensemble.
Le seul avantage promis par la postmodernité, à savoir la
paix civile par l’organisation de l’indifférence généralisée de chacun apparaît
donc comme étant un mirage.
De l’État régulateur à l’Etat
tutélaire.
La déresponsabilisation des individus conduit de manière
mécanique à l’alourdissement de la structure administrative de type assuranciel
qui les régule. C’est au nom de l’efficace régulation des caprices de chacun
que la liberté sera de plus en plus encadrée. Sans éthique, sans morale, sans
culture, l’individu jouisseur attend des pouvoirs publics qu’il essuie les
plâtres. C’est ainsi que l’individualisme renforce l’immixtion de l’État dans
la société, dans nos vies quotidiennes.
Les ratés du marché.
L’aporie de l’individualisme se résume tout entier ici :
l’hédonisme frénétique détruit l’ascèse nécessaire à l’épargne capitalistique
et à l’échange de services, alors qu’elle conditionne la création des richesses
dont l’individu roi cherche à profiter. La dissolution du « nous » fragilise
la promesse d’enrichissement des individus puisque l’existence du « nous »
est historiquement l’une des conditions de son émergence. Car le libéralisme a
besoin de mœurs, coutumes et comportements décents dépassant la seule loi de l’offre
et de la demande, afin de remplir sa promesse de prospérité. Il dépend de
véritables communautés de vie capable de générer un tel souci du bien commun.
Les illustrations sont nombreuses. Exemple de la crise
des subprimes de 2008 qui fut essentiellement une crise de confiance provoquée
par la déresponsabilisation en cascade intermédiaire détenteurs de produits
dérivés, oublieux des réalités que recouvraient les prêts sous-jacents, sur
lesquels il ne faisait que spéculer…
Guerre civile et
fragmentation du peuple.
Il y a un incontestable ressenti d’impuissance politique
qui est propre à générer les frustrations annonciatrices de tensions sociales.
Le renforcement des inégalités à l’intérieur des pays
développés démontre la structuration progressive de deux groupes de joueurs
ceux qui gagnent et ceux qui perdent…
Mais le clivage politique ne se situe plus sur le plan
des idées. Au contraire il est organisé sur la base d’un consensus : le droit à
la libre jouissance pour tous. L’opposition entre les perdants et les gagnants
ne remet donc fondamentalement pas en cause le système, alors même que c’est ce
système qui la produit. Les perdants souhaitent devenir gagnants et les
gagnants veillent à se maintenir sur le podium. Le débat public n’est plus que
le prélude à l’expression d’une violence sans limite. Les frustrés de la
mondialisation exigent de plus en plus de l’État qu’il s’occupe de satisfaire
leurs besoins individuels par la dépense publique ou la norme. De cette polarisation
de l’échiquier politique, de cette division de la société en tribus structurées
autour du même primat de l’intérêt sans qu’il ne soit jamais remis en cause, ne
peuvent que naître ces factions annonciatrices des guerres civiles.
Référence au déclin du courage d’Alexandre Soljenitsyne.
CHAPITRE 3 : PAR-DELÀ L’UNIQUE ET
LE TOUT.
La postmodernité a posé le problème politique sous la
forme d’une alternative réputée indépassable entre deux phénomènes apparemment
diamétralement opposés entre lesquels il faudrait choisir : individualisme
et totalitarisme. Or, ces deux idéologies disposent de présupposés communs, qui
témoignent de leur lien de parenté profond. Résultat d’une longue
transformation du concept de liberté à travers l’histoire des idées, totalitarismes
et individualisme sont issus d’une même matrice : l’idéologie de la
déconstruction. Cette dernière, qui déborde de la sphère politique, fait des
moyens de la domination du sujet sur son environnement la seule question
anthropologique pertinente, au détriment de toute considération portant sur celle
des finalités. Le face-à-face que l’idéologie de la déconstruction organise
aujourd’hui entre les deux grands écueils du totalitarisme et de
l’individualisme paraît donc plus artificiel que jamais.
Un cercle vicieux lie l’individualisme et le totalitarisme.
Si l’un mène à l’autre et l’autre mène au premier c’est que ces deux phénomènes
sont en réalité tributaires d’une même façon de voir la politique. De fait, ils
partagent une prémisse commune : celle qui postule l’incompatibilité
fondamentale du « je » et du « nous ».
Entre le « je » collectiviste et l’éclatement
des « je » individuels entre son écrasement et son démantèlement, c’est
la même impossibilité organique du « nous » qui est professée.
Référence à la nécessité d’imaginer l’un et le multiple
dans la pensée grecque. Par-delà l’unique et le tout c’est le commun qu’il faut
opposer à la déconstruction des ensembles. Penser le commun procède d’une
subtile alchimie entre les différents « je ».
De la liberté comme recherche à la liberté comme [dé]construction.
La liberté comme recherche
de la vérité.
Référence à Aristote. L’homme n’est libre que si son
choix est éclairé c’est-à-dire illuminé par la connaissance d’une vérité qui le
précède. La volonté libre procède d’un acte qui est à la fois spontané et délibéré,
c’est-à-dire informé. La liberté a besoin de connaître les objets qui lui sont
extérieurs pour exister. Recherche des lois qui délimitent le champ du possible
pour l’homme dans lequel il lui est loisible de se mouvoir. La connaissance est
claire non plus le seul champ scientifique du possible mais le champ moral du
bon. D’où les vertus dégagées par Aristote et les caractères de La Bruyère.
La liberté conçue comme recherche du vrai reste
doublement limitée. Dans son « exercice » par la contrainte extérieure
ou par l’ignorance et dans son « essence » par le fait que ce qu’elle
recherche lui est extérieur. Et il ne revient pas à la liberté de soumettre la
vérité en en prescrivant les règles. D’où Saint Thomas d’Aquin « adéquation
entre l’intelligence et la chose »
La connaissance ne se déduit en aucun cas à de principes
abstraits. La vérité sur le possible sur le bien ne se décrète pas, ne se
déduit pas, mais s’interroge, se recherche empiriquement, se confronte à la
réalité.
L’homme peut librement choisir de ne pas rechercher la
vérité mais alors la philosophie classique lui prédit son asservissement c’est-à-dire
la négation de sa liberté. Confère les tragédies grecques. L’homme qui estime
qu’il n’y a rien à savoir, qu’il n’y a ni bien ni réalité dont il ne soit pas
le maître est esclave de ses sens, de sa jalousie, de son irraison.
Mais il se trouve que par le biais de la découverte des
lois scientifiques l’homme a découvert le moyen de se soumettre la réalité.
Rémi Brague insiste sur le fait que les civilisations
anciennes n’ont pas songé un contrôle de la nature par l’activité humaine.
Selon Joseph Needham c’est l’apparition d’une divinité personnelle et créatrice
qui aurait entraîné l’idée même d’une nature faisant face à l’homme. Or la
liberté du chrétien à l’égard de la nature est à l’image de celle de son
créateur. Il est cocréateur. Il s’agit pour lui non pas d’attendre l’avènement
de la pure vérité divine mais de la traduire en bien sur la terre. Le chrétien
répugne au fatalisme. D’où le discernement chrétien pour lequel l’incarnation
du Christ joue un rôle central de médiation.
Si la liberté du chrétien admet la nécessaire
transformation de la nature, il n’en demeure pas moins que cette volonté transformatrice
reste ordonnée à une vérité supérieure qu’il lui faut sans cesse chercher à
connaître.
« Je pense, donc je suis » :
l’appropriation de la vérité par le sujet.
L’homme s’est très vite vu autosuffisant. Étourdi par le
progrès technique, par l’augmentation de sa propre puissance sur la nature, l’homme
se crut dispensé de rechercher une quelconque norme en dehors de lui-même. Il
devint sa propre référence. Il se referma alors sur lui-même. À l’incertitude
de ce qui m’entoure oppose la certitude de ce que j’ai décidé ! Ce glissement
consomma le divorce définitif de l’individu et du monde extérieur. Et on
retrouva la dualité de la séparation de la matière et l’esprit notamment des
sectes manichéennes qui avaient été combattues quelques siècles plus tôt. La
nature fut rejetée comme un corps inerte simple matière malléable à merci ; il
devint un devoir pour l’homme de s’en extraire pour en dominer la gangue. Plus
de loi naturelle.
La délibération sera réputée impossible en raison de la souveraineté
absolue de chacun. D’où le refus de porter un jugement sur les actions d’une
personne par exemple.
Descartes : je pense donc je suis.
La réalité des choses est tributaire de mon acte de
reconnaissance. Je m’approprie les choses pour les comprendre, je les enferme
en moi-même.
La connaissance n’est plus un objet extérieur à la
volonté humaine susceptible d’être transmis ou enseigné : elle est corrompue
par la subjectivité de chacun. D’où ensuite « l’enfer c’est les autres »
de Sartre. La toute-puissance du relativisme fait de l’homme son propre
créateur.
La vérité fut pour toujours discréditée : elle ne prit
plus la forme d’une connaissance extérieure que l’homme recherche, mais d’un
produit qu’il génère à son usage personnel. (Moi : chacun sa vérité !).
La liberté moderne n’est plus d’agir conformément au bien
ou mal. Elle est devenue celle de décider ce que sont le bien et le mal est ce
qu’ils sont pour soi, à tout instant. Elle n’est plus existentielle mais
essentielle. Le moyen devient finalité. La contrainte morale du bon est renvoyée
à la seule contrainte technique du possible.
« Je veux, donc je peux » :
la vérité réduite au possible.
De ruptures concomitantes vont se produire.
La première rupture est un matérialisme. Il en résulte le
positivisme d’Auguste Comte. Mais aussi Marx chez qui tout ce qui relève de l’incorporel
n’est que la manifestation épidermique d’un soubassement matériel. Les lois de
la matière déterminent l’homme. Péguy : « l’individu, c’est la dissolution de l’homme
dans la matière ». Les relations humaines sont étudiées comme des sciences dites
dures. L’histoire est décomposée en mécanismes.
La deuxième rupture est que l’idéologie de la
déconstruction ayant évacué la question de la vérité en la réduisant à la
matière est simultanément volontariste. La liberté vise à la maîtrise de la
vérité, à sa domination, à sa manipulation, à son utilisation.
On ne cherche plus à se conformer au réel. D’où les
totalitarismes.
Seul compte le fait de vouloir. Le résultat importe
finalement peu. L’humanité se singularise chez Bacon par son activité productive.
Sartre : « l’homme est ce pourquoi il se fait ». Toute la technologie moderne
est fondée sur ce principe : il faut refaire la nature, la simuler pour la
réutiliser.
Au cœur de l’ère moderne où fusionne matérialisme et volontarisme
la reconstruction du monde par le sujet n’est donc plus un simple exercice de l’esprit.
Elle peut désormais se traduire dans la matière, y compris la matière sociale
ou humaine. L’idéologie de la déconstruction c’est la transformation du « je
pense, donc je suis » en « je veux, donc je peux ».
La liberté n’est donc plus le lieu du doute, de l’inachèvement
de l’homme, d’une insécurité due à ses multiples choix. La liberté devient certitude
aveugle, présomption, affirmation.
L’idéologie de la déconstruction.
Si seule compte la domination, le rapport de forces entre
la matière inerte et la volonté dominatrice et si la seule mesure du bien et l’élargissement
du champ de notre liberté c’est que cette dernière ne se conçoit plus qu’en
rupture par rapport à ce qui l’entoure. Si ce qui est moral réside dans l’abolition
des limites au profit de la liberté absolue du sujet c’est paradoxalement que
ses limites sont nécessaires à l’expression de la liberté. Il faut des
obstacles, des portes enfoncées, des carreaux à briser sans quoi notre liberté
nous paraîtra inutile voir sans objet.
D’où le « pourquoi pas ? ». Toute rupture
devient une transgression libératrice.
Cette exacerbation du conflit entre la volonté souveraine
et la réalité contraignante génère un paradoxe immense qui est que l’obstacle
au désir fou de l’émancipation perpétuelle doit à la fois être détruit puisqu’il
s’oppose à la liberté tout en étant préservé puisque cette liberté n’existe qu’en
raison de la contrainte contre laquelle elle s’exerce. La liberté vue comme
émancipation ne perdure que tant qu’elle conserve des obstacles à abattre. Exemple
de Tristan et Iseult.
L’idéologue recherche non pas tant la satisfaction
effective de ces frustrations que le sentiment d’exaltation de batailler contre
la limite, le sentiment prométhéen de posséder la raison complète, la clé du
bonheur absolu, et d’écraser le mal qui s’y opposerait.
L’idéologie de la déconstruction c’est « ce je veux
donc je peux » au nom duquel la cité est vouée à ne plus être qu’un amas
de décombres. Le tenant de la déconstruction est constamment à la recherche de
l’obstacle qui n’est pas en ligne avec sa pure construction ; et cet obstacle,
une fois détruit devra se recréer ailleurs pour maintenir le sentiment de
vivre. L’idéal politique n’est dès lors pas tant la réalisation d’une promesse
que le renouvellement permanent de cette dernière. L’idéologue s’est promis le
paradis, mais en conditionne toujours plus l’avènement à la déconstruction de
la réalité qui en constitue l’obstacle.
On préférera ainsi la déconstruction de la société qui
fait germer les frustrations afin de garder la pureté de l’idée plutôt que de
diluer celle-ci dans un quelconque compromis avec la réalité. L’attitude du
romantique et de l’idéologue ne tend qu’à une libération : celle de la mort. Mort
du mariage pour le romantique dans le divorce dont on espère une nouvelle vie,
mort de la communauté politique pour l’idéologue dans la révolution
perpétuelle.
La raison prise en elle-même est essentiellement
instrumentale. Elle permet surtout de dicter à l’homme la façon dont il peut
atteindre certaines finalités. Elle n’a plus de limites. La raison a fini par
larguer les amarres : le passé, l’histoire, l’expérience, la réalité, la
communauté, tout est susceptible de se plier à la rationalité du sujet.
Et au final on parvient à la libre construction des
critères du bien et du mal : voici le point d’arrivée de la modernité à l’aube
des grands totalitarismes du XXe siècle. Puisque la raison est sans borne, et
puisqu’elle s’épanouit dans la volonté souveraine du sujet, son but n’est plus
de connaître mais d’imposer sa puissance y compris à son principal concurrent :
l’autre.
La matrice du totalitarisme et de l’individualisme.
La puissance collective
comme prolongement de la puissance individuelle.
Locke a théorisé son contrat social sur ce fondement. Ce
contrat par lequel chacun devait avoir nécessairement consenti à la vie en
société dans le seul but de mieux garantir l’exercice maximal de ses propres
libertés. Déconstruisant cette forme d’organisation politique féodale
traditionnelle l’idéologie de la déconstruction a progressivement constitué,
par l’exercice de la raison individuelle et collective, et après avoir détruit
l’ancien système, une structure de type rationnel, un État souverain,
procédurier et formel, une machine désincarnée, extérieure à la vie en société,
extraite des contingence culturelles et sociales.
De développements en sont découlés.
Le premier a consisté à faire de l’État le prolongement
des individus et donc tout autant qu’eux un instrument de transformation du
réel. Un État qui n’est plus habité par aucune finalité et qui est totalement
décorrélé de la vie du corps social. Ce qui est bon et légal et ce qui est
légal devient bon.
Le second développement de ce positivisme moral a
consisté à faire de la puissance collective ainsi absolutisée l’objet de la
convoitise des intérêts particuliers. La volonté générale n’est alors plus que
l’expression du pouvoir d’une volonté individuelle ayant triomphé des autres.
Conception macchiavelienne du pouvoir qui se désintéresse des finalités
politiques au profit des moyens de la domination de la personne du prince. Le
dialogue n’est plus alors qu’un exercice de communication etc. la discussion ne
sert qu’à fabriquer le consentement (Noam Chomsky).
L’idéologie de la
déconstruction et le totalitarisme.
Ce n’est pas parce que les totalitarismes du XXe siècle
poursuivaient des finalités politiques qu’ils ont causé les malheurs que l’on
sait. Bien au contraire la première victime du totalitarisme ce sont les finalités
communes. Ce n’est pas le bien commun qui a écrasé les individus. La première
victime du totalitarisme c’est le coma lui-même les réponses du totalitarisme
sont des postulats abstraits qui n’ont rien à voir avec les finalités
extérieures aux communautés ou à leur bien. Référence à A. Besançon dans « le
malheur du siècle ». La finalité politique ultime du totalitarisme n’est
pas la réalisation de certains bien communs c’est la dictature. Les détenteurs
du pouvoir détiennent la vérité officielle.
La puissance collective
morcelée en puissances individuelles.
Plutôt que de remettre en cause cette décomposition du
commun, la postmodernité a choisi de la pousser jusqu’au bout. La postmodernité
contraint les individus à professer le « je veux donc je peux » chacun
de leur côté, afin de tempérer les conséquences nocives qu’entraîne cet adage.
La communauté politique est alors éclatée parmi les individus : son seul rôle
sera de les réguler. Sous couvert de modération anti totalitaire, le nous est
privatisé jusqu’à ne plus exister, fragmenté en autant d’entités hermétiques
tenues à distance les unes des autres par leur souveraineté relative, et conciliées
par le grand horloger de la gouvernance mondiale.
La postmodernité a poussé l’idéologie de la déconstruction
à son terme en érigeant l’irréductibilité des antagonismes individuels en
hypothèses fondamentales de son système de régulation, elle a définitivement
supprimé de l’équation politique la notion même de commun.
L’appropriation de la vérité par des groupes d’intérêts
cherchant le pouvoir en vue d’une finalité qu’ils s’étaient construites et l’exercice
de leur violence sur le corps social ont jeté le discrédit non sur la mécanique
de l’appropriation et la violence collective qui s’en suivait, mais sur la légitimité
de l’existence même du corps social et la singularité des finalités qu’il
pouvait se donner.
Le rapport de domination avec l’autre n’a pas disparu :
il s’est généralisé, partout.
La communauté politique en est donc réduite à l’état d’impossibilité.
Le vote et l’élection ne sont plus que des coquilles vides dénuées de sens.
La perversion ultime de cet individualisme est de nous
faire croire qu’il est le seul à même de lutter contre les phénomènes
totalitaires, alors qu’il en est tout à la fois l’un des aboutissements et l’une
des prémices. On a décidé de supprimer le commun au nom de l’ouverture et de le
remplacer par une juxtaposition d’individus idéologues de leurs droits
subjectifs. On a donc privatisé le commun.
Les défenseurs de la postmodernité soutiennent que c’est
la notion de finalité commune qui a tué la liberté dans les totalitarismes du
XXe siècle. Ils expliquent ainsi que le nazisme a montré combien le commun
était une menace dont il ne faut que se méfier, une contrainte dont il faudrait
se libérer.
Saint-Exupéry : l’horreur de ces utopies est d’avoir
construit de toutes pièces une vérité figée, érigée en finalité, sans avoir
admis qu’il fallait la rechercher à l’extérieur de soi.
L’individualisme postmoderne repose donc bien sur la même
vision anthropologique que les totalitarismes de la fin du XXe siècle. Il l’a
simplement démocratisée.
Redécouvrir les finalités
communes.
L’objectif de notre lutte doit être bien identifié :
derrière la cible du spectre totalitaire, il faut viser l’idéologie de la
déconstruction. Il faut donc d’une part rejeter les idéologies totalisantes.
Mais il faut aussi également rejeter l’individualisme qui n’a comme projet que
l’épanouissement des individus et la relégation du politique à leur régulation.
Ce n’est pas le collectif comme dépassement des individus
qui est à blâmer mais le collectif privatisé par ces mêmes individus soit qu’ils
se saisissent entièrement du pouvoir, soit qu’ils le fragmentent parmi eux.
L’un comme l’autre, totalitarisme et individualisme transforment
la finalité politique en simple moyen d’organisation des finalités
individuelles, par la centralisation ou la fragmentation, par la domination ou
la régulation.
La fraternité ou la cohésion sociale n’est pas un
objectif en soi : elle n’est que le fruit accessoire d’une réalisation commune,
concrète, délimitée. Elle découle d’une finalité partagée.
Référence à l’exemple de Roger Scruton avec l’équipe de
football…
Il s’agit d’offrir des buts à poursuivre non en tant qu’individu
mais bien en tant que membre d’une communauté.
Le triptyque postmoderne l’État de droit, l’économie de
marché et le vote (les formes d’Habermas) offre une image figée de la société
alors même que celle-ci doit vivre animer par les projets qu’il habite. Vivre
ensemble n’est pas un objectif suffisant il faut encore faire ensemble.
Il faut que ce sens a réinjecté ne soit pas comme il est
perçu actuellement un discours qui sonne creux, un vernis plaqué sur un parquet
encore poussiéreux. Il faut qu’il puisse emporter une adhésion, c’est-à-dire le
goût du dépassement de soi.
Chapitre 4 :
Pour Une Politique De L’Enracinement.
Il nous faut répondre à la triple quête de sens,
d’appartenance et de reconnaissance que les peuples réclament en Occident, en
admettant que ce sont les réponses qu’on apporte à ces questions et la manière
de les apporter qui peuvent être totalitaires – et non le simple fait de
se les poser. Le « vivre-ensemble », vecteur de déliaison, doit
devenir un « faire-ensemble ». C’est donc l’antique démarche de la
recherche des finalités communes qu’il nous faut réinvestir. Celle-ci ne peut
être conduite qu’à hauteur d’hommes, dans la petite échelle de nos vies quotidiennes,
au plus près de nos territoires et de nos bassins de vie. Ni contrainte, ni
archaïsme, cette politique de l’enracinement, à rebours de l’injonction au
mouvement permanent, doit nous permettre de redécouvrir que l’art de la
politique n’est pas de gérer le changement mais de lui donner un sens.
Il nous faut nous demander ce que nous souhaitons pour notre
demeure commune.
Pour ce faire il nous faut rompre avec la matrice de la
déconstruction, et renouer avec l’antique philosophie de la recherche. C’est l’antique
démarche de la recherche d’un bien qui n’est pas relatif à chaque individu qui
doit être réinvestie.
Recherche et enracinement, enracinement et recherches
sont les deux notions qui entretiennent entre elles une dialectique fondamentale
réconciliant l’individu et sa communauté, le mouvement et la stabilité.
Le réarmement politique de l’Occident.
La politique comme
prétention à ordonner des événements.
Alors que tout est flux il revient à l’action politique
de réinvestir ce qui est permanent et de mettre de l’ordre… donner du sens.
Le propre de la politique est de penser les mouvements
qui produisent des effets sur un corps collectif ; de les questionner ; de les
ordonner à des finalités substantielles plutôt que de se laisser fasciner par
les extraordinaires fantaisies qu’ils nous font miroiter.
Il s’agit de répondre à l’angoissante question de Hans
Jonas à Hannah Arendt : « qu’est-ce qu’une demeure convenable à l’homme ? ».
La politique permet la constitution de communautés
porteuses d’appartenance et de reconnaissance pour l’homme, parce qu’elle est
finalisée.
La recherche de la demeure
convenable des hommes.
C’est le doute qui le premier ouvre l’espace politique.
Douter du pourquoi, d’un pourquoi qui ne se pose pas qu’à l’échelle individuelle
mais touche également un écosystème plus large auquel nous devons tous rendre
des comptes.
La noblesse de la politique consiste dans le droit-fil d’Aristote
non à organiser les antagonismes irréductibles de chacun, mais, par le
dialogue, à les ordonner à la recherche de ce que peut-être leur demeure
commune.
Ce dialogue est qualifié de « conversation civique »
par Oakeshott. Un dialogue dans lequel chacun accepte que le désaccord puisse
ne porter que sur ce qui est commun et non pas sur ce qui lui est propre ; un
dialogue dans lequel il accepte en quelque sorte de s’effacer individuellement.
Un dialogue encore dans lequel chacun accepte de restreindre ses soi-disant souverainetés
individuelles plutôt que de les répandre. Dialogue qui nécessite le doute sur
ce qu’il convient de faire sur ce qu’est le bien commun. Un doute que l’autre
peut combler.
Cette démarche fondamentalement démocratique est
essentiellement inductive : elle élabore les solutions concrètes à des
problèmes concrets en se frottant à la réalité de l’expérience. (Moi : plus d’idéologie
; politique capétienne). Chacun découvre son incomplétude (selon le mot de
Soljenitsyne il est une ligne qui traverse le cœur de chaque homme) et donc son
besoin essentiel de l’autre.
L’amitié.
Cette démarche qui n’est pas individualiste ne tend pas à
maximiser le bien de chacun pris dans son individualité pas plus qu’à maximiser
la somme des biens individuels agrégés dans la collectivité, mais à poursuivre
des projets que l’on accepte de concevoir comme communs c’est-à-dire bons pour
chacun d’entre nous en tant que membres de la communauté.
La capacité de se reconnaître dans la communauté en lui
consentant ainsi une part de son individualité se matérialise plutôt par un
sentiment d’attachement, et par la responsabilité que ce sentiment entraîne. C’est
ce qu’Aristote a appelé l’amitié.
C’est l’amitié qui permet à l’individu d’admettre de ne
pas maximiser son propre bien-être. C’est elle qui lui permet de se reconnaître
dans une communauté.
L’idéal de l’amitié consiste à affirmer ses convictions,
sans détour, tout en la valorisant au-delà des certitudes auxquelles nous pourrions
individuellement tenir.
L’amitié comprend que si l’action témoigne de la vie, la
vie précède néanmoins l’action. Si le « faisons » donne vie au « nous »,
le « nous » précède le « faisons ».
Voilà le vrai sens de la tolérance civile de Michel de L’hospital
qui n’a rien à voir avec le relativisme individualiste comment on voudrait nous
le faire croire aujourd’hui. La tolérance civile n’implique pas de ne pas
juger. Elle implique de pouvoir délibérer à plusieurs sur ce jugement.
L’amitié c’est cet attachement profond aux lieux et aux
personnes, plutôt qu’aux espaces et aux systèmes. C’est elle qui permet de
résister à la table rase et à la matrice illimitée du « pourquoi pas ». Elle
repose sur une ambition, celle de retrouver l’homme capable de mettre au-dessus
de sa vérité un bien commun qui ne lui appartient pas en propre.
Cette amitié n’est pas affaire de formes et de
procédures, de grands ensembles disparates et de diversités brassées dans les
marmites de la mondialisation. Elle est affaire de côtoiement et de relations.
C’est la proximité durable…
L’enracinement.
Pour qu’il y ait une appartenance commune, il faut un
effort commun, redécouvrir le principe de la recherche des finalités
collectives et donc il faut un certain degré d’enracinement.
Avant de prêcher le civisme et la citoyenneté il nous
faut redécouvrir le substrat culturel de la cité, ce qui lui donne sa densité,
son épaisseur, et au nom duquel ses membres accepteront de limiter leurs
prétentions individuelles.
« Un
être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à
l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé
et certains pressentiments d’avenir. Participation naturelle, c’est-à-dire
amenée automatiquement par le lieu, la naissance, la profession, l’entourage.
Chaque être humain a besoin d’avoir de multiples racines. Il a besoin de
recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par
l’intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie » (Simone
Weil, L’Enracinement).
La personne se niche au cœur d’un nœud de relations sans
lesquelles elle n’existerait pas, et dont elle est fondamentalement dépendante
pour épanouir l’ensemble de ses talents.
Nous sommes loin de la construction abstraite, du
volontarisme arbitraire, de l’infrastructure numérique susceptible de remplacer
la communauté d’affection qu’un authentique enracinement procure.
A l’inverse plus les sociétés s’ouvrent et plus les
individus se referment sur eux-mêmes (sanction du déracinement).
Illustration avec la question de l’écologie. Elle est
conçue aujourd’hui de deux manières. Tout d’abord comme une idéologie
millénariste, un néopaganisme refusant d’admettre la singularité de l’homme
dans la nature qui l’entoure. La nature est mythifiée, placée au-dessus de l’homme
comme un dieu Spinozien, un surmoi culpabilisateur. Logique punitive avec en
perspective de gommer l’homme de la surface de la terre. La seconde consiste à
faire de l’écologie une contrainte purement technique c’est-à-dire une simple
externalité du marché qu’il conviendrait d’internaliser par des mécanismes
technocratiques. Ici la nature se réduit à n’être qu’un simple outil au service
du caprice humain lui-même placé comme un Prométhée dominateur, arrogant et
aveugle.
Ces deux conceptions ont en commun de postuler l’irresponsabilité
fondamentale de l’individu tour à tour animal bestial et souverain capricieux.
L’enracinement des sociétés nous ouvre sur une tout autre
vision de l’écologie. Un principe d’attachement de la personne à son
environnement concret. Notre humanité résulte de notre capacité à façonner de
véritables foyers singuliers marqués par nos coutumes, nos efforts et nos
souvenirs. Il ne s’agit pas de concepts abstraits mais d’éduquer la personne
humaine enracinée dans son environnement proche. Il ne s’agit pas non plus de
précipiter l’individu dans le grand bain mondial qui le déresponsabilise. Il s’agit
de développer une politique environnementale menée depuis les profondeurs du pays
et de ses besoins. (Exemples concrets donnés).
L’enracinement n’est pas un produit généré par l’homme.
Il est à cultiver. Il n’accouche que dans l’effort d’une lente maturation, d’une
lente éclosion, d’une lente transmission. S’il nous est impossible de le
fabriquer ex nihilo, à tout le moins nous est-il donné d’en préparer les
conditions d’émergence, d’en encourager les frémissements, et d’en cultiver les
fondations toujours vivantes.
La politique de l’enracinement.
Assumer le commun.
Il existe de nombreuses palettes du commun et de nombreux
degrés d’appartenance. À des communs généraux (l’Europe, la France, les
régions) répondent des communs plus particuliers (les familles, les
professions, les associations, les religions, les loisirs, les sports).
Assumer l’existence de ces communs c’est assumer que
certains auquel nous appartenons aient une supériorité, non morale ou
rationnelle, mais affective.
Pour que les Français chérissent leur union et souhaitent
lui donner un sens il faut pour reprendre le mot de Simone Weil « la leur
donner à aimer ».
« C’est seulement
si les hommes sont rassemblés par des liens plus forts que celui du libre choix
que ce choix peut se voir conférer la prépondérance promise par le nouvel ordre
politique » (Roger Scruton).
Il faut réaffirmer qu’il existe un substrat culturel qui
sous-tend les formes et procédures d’une démocratie qui sinon deviennent
désincarnées. Il existe un héritage commun très concret qui doit s’enrichir
plutôt que se dilapider. Non par supériorité morale par rapport à d’autres
cultures, mais en vertu d’une légitimité de l’existant par rapport aux
promesses parfois fumeuses de l’avenir. Nécessité de l’humilité par rapport au
passé.
Exemple de la loi sur le port du voile pour laquelle la
cour européenne des droits de l’homme a fait référence à une notion juridique
qui allait de soi à savoir un modèle culturel qui veut qu’en Occident les
personnes ont dans l’espace public le visage découvert afin de permettre la
possibilité de relations interpersonnelles... Elle ne s’est pas fondée comme le
gouvernement français sur l’atteinte à une liberté individuelle (celle du port
du voile) qui se serait justifiée par rapport à d’autres libertés
individuelles…
La communauté nationale est une demeure commune, un lieu
reçu et façonné, un foyer singulier tributaire d’un héritage.
Trahit-on ainsi la vocation universelle de la France ?
Non car l’universalisme enraciné voit dans chaque culture la médiation
nécessaire à la découverte du monde.
D’où la nécessité de la reconnaissance puis de la
transmission de la culture qui nous rassemble.
D’où la nécessité de redonner un sens aux frontières qui
délimitent le commun national. Il est vrai que la frontière n’a plus de sens aujourd’hui.
Elle devient dès lors discriminatoire. Si par contre on considère qu’elles sont
là pour préserver des civilisations composées de culture vivante elles
retrouvent leur sens et légitiment leur contrôle.
La question des frontières et de leur fermeture met en
évidence que l’ouverture systématique comme le mythe de la fermeture sont deux
démarches qui procèdent d’une même matrice intellectuelle. Pas d’ouverture pour
l’ouverture et de fermeture pour la fermeture. Il n’y a pas de droit unilatéral
au mouvement et de devoir réciproque de la dépossession !... mais le droit
et le devoir de chacun à l’enracinement. L’accueil dans sa civilisation, dans
sa culture, dans son pays doit être comparé à l’accueil d’invités chez soi,
dans son propre foyer. L’intégration est le summum de la considération que nous
devons à l’étranger.
Habiter le commun.
Mais le commun doit être habité. Il ne doit pas être une
superstructure froide et désincarnée dans laquelle personne ne se reconnaît.
Il s’agit de rapprocher les institutions de leurs membres
et d’en faire des lieux de confiance permettant la recherche de finalité
commune. Les outils de l’action politique doivent prendre la forme de
réalisations communes plus charnelles, plus concrètes plus directement palpables
pour les hommes. Notion de palette de degrés dans le commun. Indépendamment du
rôle propre de l’État il s’agit également de favoriser l’éclosion des
collectivités locales, des familles, des écoles, des syndicats, des
entreprises, des communautés religieuses, des associations. Référence à
Tocqueville sur la nécessité de nouer solidement les hommes au moyen d’associations
locales.
L’échec de la décentralisation pratiquée en France est
lié au fait que les délégations de compétences n’ont pas été accompagnées par
des délégations de responsabilité.
D’autre part la décentralisation aboutit à une
concurrence entre plusieurs collectivités locales sur un même territoire
exerçant des compétences simultanées. D’où la multiplication des acteurs etc.
Il est donc nécessaire de mettre la subsidiarité au cœur des politiques
territoriales.
Enfin la démocratie locale doit prendre la forme d’une
véritable démocratie de projets plutôt qu’une démocratie de représentation. Exemple
de l’agriculture. On a créé un monstre technocratique décorrélé de la réalité
spécifique de chaque territoire, de ses atouts et de ses difficultés.
Certains services publics locaux pourraient être
directement créés par des associations de fonctionnaires entrepreneurs et
mutualisés sous la forme de coopératives ; d’autres pourraient être pris en
charge par les usagers eux-mêmes à la manière d’une copropriété d’immeuble etc.
Les différents corps intermédiaires ne doivent pas se
voir astreindre par un tiers tutélaire d’autre finalité que celle qu’ils se
donnent librement à poursuivre dans le respect de la loi. Il faut les laisser
poursuivre leur propre finalité et leur donner les moyens de les atteindre…Ex de
l’enseignement.
S’agissant de l’entreprise il serait souhaitable de donner
à cette dernière les moyens juridiques (modification de l’article 1872 du CC)
de poursuivre d’autres missions que la simple collecte du profit, sans crainte
de procédure contentieuse etc.
La question du sens à donner au travail devient
essentielle référence au livre de Nicholas Boutout et Julia de Funès mettant en
évidence que la baisse de la compétitivité et la fuite des talents proviennent
de la définition de l’entreprise réduite à une organisation technicienne où l’inflation
des process et des contrôles finissent par détruire plus de valeur qu’elles n’en
créent et où par voie de conséquence les salariés perdent de vue le but et le
résultat tangible de leur travail avec des conséquences en termes de burnout
par exemple.
Le dialogue social doit être nourri au plus proche des
lieux d’emploi. En matière de syndicalisme et de corps de métiers pourquoi ne
pas responsabiliser les branches d’activité en les rapprochant de ce qu’étaient
autrefois les anciens corps de métier afin de créer de réelles communautés de
travailleurs selon leurs expertises ?
Il y aurait lieu de revisiter la pensée distributisme d’auteurs
comme Chesterton. Pensée qui prône le rapprochement entre le propriétaire de l’outil
économique et le producteur, le développement des entreprises familiales dont
la transmission doit être favorisée, la redécouverte des marchés locaux
éventuellement protégés par des barrières commerciales définies à l’échelle
européenne et la disparition du salariat au profit de ces guildes sorte d’Uber
médiéval ; ce que la multiplication des professions indépendantes pourrait
pertinemment servir.
Au-delà du monde du travail, la politique de l’enracinement
doit faire de l’État non l’initiateur mais le soutien des projets concrets
tendant à la création de commun.
Au-delà de diverses méthodes c’est aussi le modèle social
français qui pourrait être revisité. La France met à la fois en œuvre la
redistribution financière des plus aisés vers les plus démunis et la production
de services publics. L’équation financière devient de plus en plus impossible à
résoudre avec une efficacité douteuse. L’État devrait réinvestir son rôle de
producteur de services rendus au public et non de simple guichet d’aspiration
et de redistribution anonyme de l’argent. Plutôt que de donner à chacun les
moyens de consommer par la redistribution des revenus il pourrait choisir d’offrir
à chacun les moyens de participer concrètement à l’action commune. Il s’agirait
de faire le pari du lien social et de privilégier le financement concret de
service public rendu par les collectivités publiques ou les associations
homologuées plutôt que la redistribution des revenus. L’objectif doit être de
rapprocher l’impôt de services concrets vendus à tous et de participer
davantage à souder la communauté nationale dans son ensemble.
S’ouvrir au commun.
La multiplication des communs peut toutefois conduire à l’écueil
du communautarisme.
Le premier sens du communautarisme c’est le regroupement
d’intérêts d’une catégorie d’individus dans une stratégie collective de prise
de pouvoir (lobbies, groupes de pressions). Il faut les combattre d’abord parce
que le corps intermédiaire est un ensemble politique dont la finalité dépasse l’individu
à l’inverse du lobby et d’autre part parce que le lobby n’existe pas pour
lui-même mais n’a de raison d’être qu’en tant qu’il influence l’organe
dirigeant d’un autre groupe social. Les pouvoirs donnés aux corps
intermédiaires afin de rapprocher l’homme du politique doivent être limités à
la réalisation de leur propre objet social et ne pas s’étendre au-delà.
Le deuxième sens du communautarisme c’est le repli sur
elles-mêmes de communautés entières. Problème des ghettos. Il s’agit soit de
repli sur soi des individus soit de prise de contrôle social des individus dont
la vie devienne réglée par la collectivité.
Or les corps intermédiaires ont à l’inverse une logique d’intermédiation;
le risque de communautarisme existe dès lors lorsqu’il n’y a plus qu’un seul
corps intermédiaire une sorte d’état dans l’état, d’humanité dans l’humanité. La
politique de l’enracinement ne doit donc pas conduire à une absolutisation des
corps intermédiaires.
La solution est triple : lutter contre la concentration
géographique de population homogène, favoriser l’ascenseur social et enfin
multiplier les sources d’ouverture de l’individu à de nombreux communs afin de
lui éviter l’enfermement dans un seul d’entre eux.
La contradiction entre la multiplicité des appartenances
et la politique de l’enracinement n’est qu’apparente. Le communautarisme n’est
rien d’autre qu’un individualisme qui s’exprime au niveau collectif. L’opposition
entre communauté ouverte et communauté fermée est aussi artificielle que l’alternative
entre individualisme et totalitarisme. Ce ne sont pas les sociétés qu’il faut
ouvrir pour éviter l’enfermement communautaire ou totalitaire mais les
individus eux-mêmes à autre chose que leur existence propre. C’est ce long et
difficile apprentissage de l’ouverture que l’enracinement rend possible par l’intermédiaire
des choses et des personnes auxquelles chacun a pu, par le poids de toute une
vie et de générations successives, s’attacher, se donner et s’échanger.
Servir le commun.
La recherche commune de la vérité exige ainsi une
métamorphose non seulement de nos institutions, mais également – voire
surtout – de nos comportements. Permettre à chacun d’exprimer ses doutes
sur la bonne vie commune plutôt que de les rejeter dans l’intériorité de son
intimité, voilà peut-être le cœur de cette transformation radicale – et en
même temps ce qui paraît le plus difficile à atteindre.
Trois actions peuvent permettre de faciliter cette
évolution des comportements :
La première passe par la nécessaire remise en cause de
nos méthodes de communication. Dans La Langue des médias, Ingrid Riocreux cite
Hitler –et cette citation a le mérite de nous faire prendre conscience de la
dangerosité du système actuel : « Le but de la propagande n’est pas
de doser le bon droit des divers partis mais de souligner exclusivement celui
du parti qu’on représente. Il n’est pas non plus de chercher objectivement la
vérité mais à poursuivre uniquement celle qui lui est favorable. Nous y sommes !
La deuxième action permettant de redécouvrir cette
capacité au dialogue réside dans l’éducation, qu’elle se fasse à l’école ou en
famille. Revaloriser l’autorité de la transmission et de l’apprentissage, c’est
ouvrir l’enfant à quelque chose qui le dépasse : la connaissance.
Enseigner la rhétorique classique des grecs. Cf pratique anglo-saxonne.
Enfin, la troisième action incitant à ce décentrement de
l’individu réside dans notre capacité collective à reconnaître les mérites
personnels. L’adéquation entre l’honneur d’un homme, d’une part, et les honneurs
que la société lui confère, d’autre part, constitue en effet un champ d’action
publique que nos sociétés doivent s’efforcer de réinvestir. Les Français en
viennent à estimer, comme Flaubert, que le paradigme est renversé et que, bien
loin de reconnaître l’honneur, « les honneurs déshonorent ». Vigny
disait joliment que « l’honneur est la poésie du devoir » en brodant
sur l’adage « noblesse oblige ». Mais l’idéologie de la
déconstruction, on l’a vu, a privé l’honneur de tout sublime en rabaissant les
aspirations de l’homme à la seule quête de son intérêt.
Or, nos sociétés, et la création de richesses
– économiques, culturelles, humaines – qu’elles permettent, ne
peuvent exister sans leurs deux béquilles : la responsabilisation de leurs
membres en raison de leur sentiment d’appartenance, d’une part, et la
reconnaissance collective ajustée aux mérites de chacun, d’autre part.
L’honneur est fondé tant sur un idéal d’homme responsable
imprégné de ses devoirs que sur la réalité de l’homme déchiré par ses passions
et ses égoïsmes.
CONCLUSION
Les récents signaux, faibles et forts, de la résurgence
d’un spectre totalitaire au cœur même de l’Occident semblent provenir d’une
abdication fondamentale de notre modèle politique à répondre à la triple
quête de sens, d’appartenance et de reconnaissance qui agite les démocraties
libérales. Celles-ci ont renoncé à prétendre façonner une demeure convenable
pour les hommes qu’elles abritent, au profit d’un système universel et anonyme,
ou plutôt universel parce qu’anonyme, régulant les libres rapports entre
individus au sein d’un espace indéfini. Elles soupçonnent cette quête de sens,
d’appartenance et de reconnaissance d’annoncer la résurgence des
totalitarismes. Ce faisant, elles exacerbent les frustrations sur lesquelles
prospèrent le salafisme et les mouvements identitaires. Cet essai avait pour
ambition de démontrer combien la dissolution des sociétés au nom de leur
ouverture indéfinie était synonyme de décomposition démocratique ; combien
l’absence de réponse à la demeure convenable des hommes conduisait à la mort du
politique comme conscience d’un ensemble auquel l’individu appartient ;
combien la prétention à la neutralité d’un État gestionnaire, issue d’un refus
du totalitarisme, ne s’attaque pas à la lointaine racine qu’elle partage, en
fait, avec lui ; combien la relativisation de la vérité, rendue
irréductible à chaque individu, charrie de promesses de guerres civiles par
l’organisation systématique de l’indifférence des uns à l’égard des
autres ; et combien il est désormais impératif de redécouvrir la nécessité
de nos vieilles demeures communes, au moment où s’ébrouent, partout dans le
monde occidental, les identités tribales aspirant à la reprise en main d’un
destin collectif frustré de toute légitimité. Le consensus « ouvert »
qui se borne à rassembler les hommes autour des formes et des procédures que
sont les élections, l’État de droit et le libre-échange est une fausse monnaie.
Espérer rendre la société paisible en généralisant le repli sur eux-mêmes des
individus n’est pas une réponse : c’est, bien au contraire, la source
première des difficultés. C’est le faux respect. Derrière lui sourd la
violence. Le droit, le suffrage et l’économie de marché qui symbolisent
aujourd’hui l’esprit universel des démocraties libérales ne suffisent pas à
prévenir le risque du retour des guerres civiles, où l’ennemi est absolu et
l’affrontement total : au contraire, concevoir qu’ils pourraient jamais
suffire précipite déjà la mort du politique. Prôner l’amitié civique, concevoir
des politiques de fraternité, imaginer ainsi faire éclore une solidarité qui ne
s’ancre dans aucune réalité partagée, dans aucun substrat culturel assumé, sont
inutiles. La fraternité ne se décrète pas. Elle est le fruit d’une action
commune. Elle n’est pas abstraite. Elle est située. Lutter face à la résurgence
de l’esprit totalitaire en Occident par le biais de l’individualisme des
démocraties libérales souffre ainsi d’un problème de méthode fondamental :
c’est notre propre défaite que nous préparons en refusant de nouer les
individus entre eux, autrement que par une convergence d’intérêts. Il nous
faut, tout au contraire, nous reposer la question de la demeure convenable des
hommes. Il nous faut l’embrasser. La confronter. C’est à ce prix que nous
tiendrons encore ensemble – et que nous ne perdrons pas ce à quoi nous
tenons le plus. Mais la prise de distance des Français à l’égard de la
politique est le signe d’un grand fatalisme, d’un dégoût de la réalité, d’une
forme de paresse à se confronter à elle. Nous nous détournons du vote comme si
nous avions épuisé nos idéaux politiques et que le principe de réalité, les
déceptions, les échecs, les trahisons, les magouilles, les peurs, les dangers,
les risques, sans cesse renouvelés, devaient nous éloigner définitivement du monde
et nous faire abdiquer toute capacité à l’ordonner, à lui donner une direction.
Nous ressentons un essoufflement, une angoisse, au sujet du sens même du
politique. De son utilité, de sa pertinence. Comme si « on » nous
avait menti en nous promettant un résultat éclatant, et que, déçus, fatigués,
nous nous retirions sur notre montagne. Or, sur cette montagne nulle voix ne
nous entretiendra d’une sagesse dont nous pourrions nous inspirer ; d’en
bas, nulle voix non plus pour nous en rappeler. Et le vide que nous laissons
sera bientôt rempli par le tumulte du divertissement et la froide terreur de
groupes organisés pour conquérir le pouvoir, qui exerceront leur tyrannie pour
construire un ordre social à leur image. Loin des urnes, nous caresserons toujours
de vagues utopies, de fébriles idées sur ce « qu’il aurait fallu
faire », le fameux « y a qu’à, faut qu’on » indispensable aux
premières minutes d’un dîner en ville et aux dernières heures d’une soirée
arrosée. Et chaque jour qui passe loin de nous en France semblera confirmer,
comme une prophétie autoréalisatrice, combien notre éloignement était justifié.
Comme si nous ne prenions plus notre responsabilité dans la demeure des hommes
au sérieux. La demeure des hommes, c’est le nœud qui lie les membres d’un corps
vivant. C’est le foyer où chacun s’épanouit en exerçant sa création, son œuvre,
dans et par lequel il se nourrit – au sens propre comme au sens figuré. La
nation figure parmi l’une des plus importantes demeures de l’homme. Non pas la
seule, car il en faut de nombreuses pour le grandir ; non plus une demeure
éternelle, ni même nécessaire au sens causal du terme. C’est, comme toutes les
demeures, un foyer fragile, patiemment bâti, longuement chéri, et prudemment
cultivé. Mais lorsque les membres d’une demeure relèvent la tête de leurs
tâches, se détournent des nœuds invisibles qu’ils ont tissés, et qu’ils ne
savent plus pourquoi ils les ont tissés, en vue de quelle tâche ils les ont
noués, c’est qu’un logicien leur a soufflé qu’il n’y avait plus de raison à le
faire. La seule réponse à la question du « pourquoi » ne devient plus
qu’un faible « pourquoi pas », qui n’est pas promesse de sens, que
recherche le cœur de l’homme, mais promesse de vacuité. Et le nœud nous
apparaît alors pour ce qu’il est humblement, dans la fragilité de sa pauvre
matière : emmêlé, effiloché, usé et sali. Il ne signifie plus rien. Il est
dégradé à l’état d’objet. On en rejettera l’essentiel, en héritiers honteux
d’un passé qui nous dérange ; on en célébrera quelques restes, vestiges
d’une histoire figée qu’on ne comprendra plus mais qu’on aimera à contempler
avec mélancolie. Ainsi de cette muséification progressive de l’Europe qui fige
son identité singulière dans des ruines monumentales pour ne plus voir ses
capitulations. C’est alors que la corruption s’installe dans la demeure des
hommes. Lorsqu’on ne sait plus pour quoi on agit, on cesse d’agir – on
s’étourdit de loisirs, on s’abrutit de travail, mais on tourne à vide. Et
cesser d’agir, ce n’est pas, dans le temps long des civilisations et des
sociétés, faire une pause pour se ressaisir. C’est détruire.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Commentez cet article et choisissez "Nom/URL" ou Anonyme selon que vous souhaitez signer ou non votre commentaire.
Si vous choisissez de signer votre commentaire, choisissez Nom/URL. Seul le nom est un champ obligatoire.