Nous sommes à l’heure de la rédaction des cahiers de
doléances. Celle des choix, du tri, approche à grands pas. Et si c'était celle du crocodile?
Il paraît que ce
sera pour le 16 mars. Ce sera le moment des désenchantements et des désillusions.
Choisir n’est-ce pas éliminer ? Nul doute que ceux qui seront
laissés-pour-compte lors des arbitrages ne manqueront pas de manifester leur
désillusion, leur rancœur et pourquoi pas leur colère. Or nous avons vu que celle-ci
s’exprime de plus en plus facilement et avec de moins en moins de retenue. Le
rendez-vous annoncé s’annonce périlleux.
Une question m’intéresse au-delà de celle des choix. Pourquoi
sommes-nous entraînés dans cette logique négative qui nous enferme dans des
alternatives en formes de prisons ? Comme s’il devait n’y avoir qu’une
opposition permanente et diversifiée entre les gagnants et les perdants…
Et dans cette optique j’ai tiré beaucoup d’enseignements d’un
livre passionnant au titre ambitieux « la
demeure des hommes : pour une politique de l’enracinement » écrit comme
en écho au grand livre de Simone Weil « l’enracinement » [https://livre.fnac.com/a12943890/Paul-Francois-Schira-La-demeure-des-hommes?Origin=fnac_google].
L’auteur Paul François Schira y développe une thèse profonde, intelligente et
argumentée sur l’abandon du « nous ».
Comme si la hantise des totalitarismes nous avait conduit à dénoncer le « nous » comme nécessairement
totalitaire. D’où notre haine de l’identité, et la lutte sans fin entre
individualisme et totalitarisme, sorte de face-à-face indépassable de la
démocratie avancée. La disparition de la poursuite de finalités communes qui en
résulte a pour conséquence directe que la politique se borne dès lors à la
conciliation des intérêts de chacun, inévitablement conflictuels, « la vision postmoderne assimilant la
politique à la seule organisation de la loi du marché ». L’auteur
développe et prolonge son analyse avec la formule suivante : « le modèle est renversé on ne sert plus le
commun, mais le commun nous sert ».
L’absence de finalité commune transcendant la vie en
société, lui donnant un sens, réduit l’organisation collective à l’accumulation
d’individualités et d’intérêts individuels concurrents et contradictoires. Dans
pareille optique aucun intérêt ne peut prévaloir sur l’autre ; chacun est légitime.
D’où l’affrontement et la violence, d’autant que sous couvert de compétitivité
le système est de plus en plus inégalitaire. Sans finalités communes « les collectivités n’existent plus qu’en tant
que système inerte dont les individus seront progressivement amenés à se détacher
nous dit l’auteur… Le gain individuel finit par s’aiguiser en se comparant aux
gains d’autrui rendant encore improbable l’association des hommes au nom de
cause commune… Les convoitises s’affûtent lorsque le seul horizon des hommes
est ravalé au jeu de la concurrence mutuelle. …Ne pas donner de finalité
commune aux hommes les excite les uns contre les autres ».
Et c’est ainsi que la jalousie s’instaure. Que chacun regarde midi à sa porte. Voilà comment l’impôt, dont il est beaucoup question à juste titre, ne se justifie que par rapport à celui que l’autre doit lui-même honorer ; l’objectif de chacun, légitime ?, étant d’en payer le moins possible. L’absence de consentement à l’impôt s’expliquant par la disparition de la poursuite légitime du besoin du « nous ».
Cette logique explique pourquoi les discussions du « grand
débat » ne sont qu’une course aux arbitrages individuels. Il n’y est pas
question, il ne peut pas y être question, de recherche du sens, de l’appartenance
ou de la reconnaissance. On ne parle pas de l’intérêt supérieur de la
communauté, mais d’arbitrages. L’impôt, pour parler de lui, n’est plus justifié
par l’intérêt commun ou général.
En réalité nous n’avons pas besoin d’un grand débat qui ne
fait que souligner et attiser les antagonismes. Seule une politique du bien
commun peut réduire les oppositions entre les intérêts individuels contradictoires.
Pour cela il nous faudrait des hommes ou des femmes d’Etat qui fassent de la
politique dans une autre optique. Il faudrait que chaque mesure prise soit
conçue pour nous remettre dans la perspective du « nous » qui rassemble et transcende. C’est concrètement
possible, à la condition, à chaque problème posé de proposer la solution du « nous » plutôt que des « je »
contradictoires, ou de la recherche d’impossibles compromis. Soit une politique
pragmatique au lieu d’être programmatique… Une politique qui par exemple s'inspire du génie capétien que notre phobie de l'ancien régime nous a fait oublier.
A défaut, nul doute, pour permettre au pouvoir de survivre,
que les arbitrages suscités par le grand débat passeront par des négociations
qui ont sans doute déjà commencé. Le Président de la République tentera de se
placer dans la posture du grand conciliateur national. Il ne reste plus dès
lors à espérer pour lui que Churchill n’ait pas eu raison lorsqu’il déclarait
de manière particulièrement provocatrice : « un conciliateur, c’est quelqu’un qui nourrit un crocodile en espérant
qu’il sera le dernier à être mangé ! »…
La question est dans ces conditions de savoir comment finira cette fable que LA FONTAINE a oublié d'écrire. Lequel de nos Présidents finira
par se faire manger ; Macron ou l’un de ses successeurs ?…
Qui se fera manger n'est que la première face... La suite est pire : que ce passera-t-il après ?
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